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abaissée. Ni la France, ni l’Amérique, ne possèdent aujourd’hui d’écrivain aussi hardi que le furent Montaigne, Bacon, Sterne, Swift, Molière, Cervantes et Rabelais. C’est que le gouvernement des masses, chose étrange, ne développe pas la liberté de l’esprit ; il l’étouffe, et par une raison mathématique. Lorsque tous ont droit sur tous, quiconque se détache des autres blesse les droits de tous. Comment concilier l’originalité avec l’égalité ? L’élégance et l’exactitude, la magniloquence ou l’afféterie, pourront s’accorder avec de telles mœurs ; la liberté et l’originalité, jamais.

Faute d’une littérature et d’une poésie originales, on a essayé, en Amérique, cette littérature des stimulans et des caustiques, qui n’a pas encore dit son dernier mot en France, mais qui cependant marche et ne va pas mal. Les Américains nous ont dépassés. Nos représentations dramatiques n’ont pas atteint le degré d’excitation et de puissance obtenu récemment par un drame américain. C’est le chef-d’œuvre du genre que ce drame, qui doit désespérer les modernes créateurs ; il a pour titre les Régions infernales, et l’on ne se lasse pas de le représenter dans toutes les provinces de l’Union. L’auteur n’a fait aucuns frais de dialogue. Ce sont des damnés, des pendus, des chaudières, des supplices, des écartèlemens, des flammes rouges, des hurlemens, des grincemens ; une obscurité mêlée de sillons de feu, des mares de sang, des sanglots plaintifs, des foules de malheureux plongés dans la poix bouillante, et des diables qui arrachent de longues lanières de chair humaine. Tout cela remplace Sophocle, Shakspeare et Corneille avec beaucoup d’avantage. Les Américains sont touchés de ce grand pathétique ; ils n’ont pas le temps de lire ; ils bâtissent, creusent des canaux, défrichent, labourent, et passent comme l’éclair d’un bout de l’Amérique à l’autre. Un tel peuple ne peut pas être intellectuel ; en fait d’art comme de poésie, la première condition, c’est le repos, seul il est fécond.


Philarète Chasles.