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VOYAGEURS AUX ÉTATS-UNIS.

future d’une civilisation inconnue, et c’est si peu une patrie, quelle que soit l’apparente ardeur du patriotisme américain, qu’après avoir fait fortune là-bas, on se hâte de venir s’établir en Europe. Sanderson, l’Américain, en convient expressément et reproche à l’élite des citoyens des États-Unis leur goût pour l’Europe, où « c’est chaque jour davantage la mode, dit-il, d’aller faire élection de domicile. » Il faut bien leur pardonner : cette vie préparatoire et sans repos, cette existence d’artisan harassé et nomade, cette course haletante vers la fortune et les entreprises, offrent peu de charmes au philosophe, peu de loisirs pour la rêverie, peu de repos pour la pensée. Une société dans l’enfance a tous les caractères de son âge ; elle marche beaucoup et étourdiment, elle aime l’exercice pour l’exercice, l’action pour l’action ; elle mange vite, court vite, brûle le pavé, ne reconnaît point de passé, et ne sait ni donner aux femmes leur place, ni élever leur esprit, ni raffiner leurs mœurs ; elle reste plongée dans une admiration de Chérubin devant le sexe entier, admiration privée de discernement, instinct plutôt que préférence.

Cette situation des femmes en Amérique a fort préoccupé les voyageurs. Là, elles sont honorées et isolées, elles sont aimables et sans influence ; elles ont beaucoup de lecture et peu d’idées ; miss Martineau ne s’explique point cette énigme.

On peut dire que la condition de la femme dans tous les pays est le signe certain du degré de civilisation auquel ces pays mêmes sont parvenus. Elle n’est rien pour le sauvage ; esclave au commencement de la civilisation, elle acquiert ses droits et sa valeur en parcourant les degrés successifs qui effacent la tyrannie de la force physique et font régner l’intelligence. Ne pas écraser l’être faible, lui faire sa part au soleil, reconnaître ses priviléges et lui assigner une influence, c’est le symptôme d’une société très perfectionnée, et qui sent que la loi du corps est la loi des brutes. Arrive ensuite le moment où la civilisation s’épuise par son excès, où elle se dégrade par son raffinement, où l’on ne se contente plus de protéger l’être faible, où l’on fait dominer la faiblesse avec la volupté. Cette époque de galanterie et de décadence aboutit définitivement au même résultat que la vie sauvage, à l’avilissement de la femme, à la promiscuité des sexes et à la confusion des devoirs. La belle époque, l’époque saine et magnifique, est celle où, selon l’état de chaque société, tout prend sa place naturelle, où la femme n’est pas seulement une nourrice, une esclave, une gardienne fidèle de la maison, où elle ne s’est pas transformée encore en arbitre de la folie contemporaine, en