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américaine ont l’Océan à traverser pour rencontrer le vieil ennemi : nous n’avons pas autant de chemin à faire ; mais sous beaucoup de rapports les deux pays se rencontrent et se touchent. La plupart de nos défauts sont des défauts américains. Dans ce pays comme chez nous, toutes les paroles sont larges, toutes les phrases sont grandes. Nous appelons un apothicaire pharmacien. Nous n’avons plus d’épiciers ; sur un écriteau rouge, on lit en caractères jaunes : Commerce universel des denrées coloniales. Les Américains comptent, ainsi que nous, deux ou trois mille génies en prose et en vers ; comme nous, ils parlent avec orgueil de leurs trois cents meilleurs poètes. Ils se méprisent, ils s’injurient, ils se ménagent comme nous ; ils se craignent mutuellement et se complimentent mutuellement comme nous. Ils ont tous les malheurs de la démocratie, qui pour eux est le berceau, qui pour nous serait la tombe, si l’on n’y prenait garde.

Il y a même dans la prononciation américaine des points de ressemblance avec la France qui sont vraiment singuliers. Ainsi les Anglais prononcent tchivalry, les Français chevalerie ; les Américains ont abandonné la prononciation britannique pour la nôtre, et disent chibalry. L’identité de résultats provenant de l’identité des institutions mérite fort d’être observée. Tyrone Power, en arrivant à New-York, crut se trouver à Paris, dans quelque parage inconnu de nos boulevarts. Tout ce que l’on peut craindre pour la France se manifeste déjà dans l’Amérique septentrionale : abaissement du niveau des capacités, règne mobile de l’argent, bavardage, détérioration des produits pour atteindre une modicité de prix inférieurs, délaissement des femmes, honorées et mises de côté ; habitude de ne rien faire pour l’avenir ; improvisation, rapidité, légèreté : singuliers vices que l’on n’aurait jamais cru pouvoir attribuer à la race saxonne ; mais l’influence des institutions politiques est inévitable.

Il y a entre nous et l’Amérique toute la distance qui sépare la première jeunesse de l’extrême maturité. Nous sommes surtout embarrassés de notre passé, les Américains sont surtout embarrassés de n’en pas avoir. Nous balayons nos décombres, ils creusent leurs fondations dans un sol vierge. Notre histoire est un vieux drame qui se complique à mesure qu’il avance, et dont les ressorts sont nombreux ; l’Amérique en est au prologue et à l’avant-scène. Il y a chez nous trop de souvenirs et d’acquisitions, il y a au contraire quelque chose de provisoire et d’incomplet dans cette fabrique immense, toujours active qu’on appelle les États-Unis ; c’est si bien et si exclusivement un atelier, une fournaise, un laboratoire pour la fabrication