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CRISE DE LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE.

du moins dans leur forme, comme une libre fiction ; mais il doit y avoir quelque nécessité à un fait aussi universel. Il serait d’ailleurs impossible de comprendre autrement l’empire absolu et souvent tragique que ces croyances exerçaient. Plus elles paraissent inconcevables, plus il semble évident que des peuples d’un beau génie et d’une haute sagesse n’auraient pas toujours subi leur loi s’ils avaient été libres de s’en affranchir, n’auraient pas gardé leur foi à de tels dieux si ces dieux n’avaient été les souverains naturels de leur conscience.

M. Schelling pense aussi que l’esprit humain était alors dans un état très différent de son état actuel. Il a vivement senti tout ce que les mythologies ont d’original et de distinctif. L’illusion de l’homme peuplait le ciel d’une multitude confuse de divinités bizarres, de formes effrayantes, qu’une imagination en délire semble seule avoir pu rêver. De ces myriades de dieux, pas un n’avait un incrédule : ils trouvaient une foi profonde, ils avaient des temples magnifiques et un culte majestueux. On voit bien que la nature était alors toute-puissante sur l’homme ; mais la fascination qu’elle exerce quelquefois sur nous ne suffit pas à nous expliquer ces temps passés : elle n’évoque plus des formes pareilles, elle est une passagère extase, et le fait qu’il s’agit de comprendre est un fait constant, qui garde le plus souvent un caractère tranquille. Elle est d’ailleurs un poétique entraînement : c’est par sa beauté que la nature nous charme, et les mythologies ont peu de rapports avec la poésie. Les Égyptiens, sur qui le polythéisme a exercé un empire si absolu, étaient le moins poète de tous les peuples. Les Hindous, au contraire, avec leur brillante imagination, leur ame impressionnable, leur enthousiasme exalté, entourés de toutes les féeries de la nature, ont une belle et riche poésie, et pourtant leurs divinités sont, entre toutes celles de l’Orient, les plus grotesques et les plus monstrueuses. La mythologie ne fut poétique qu’à son dernier jour en Grèce, lorsqu’elle cessait d’être une religion. Là, sur les sommets de l’Olympe, avant de quitter la terre, elle évoqua des dieux d’une idéale beauté ; mais ces dieux vinrent dans un âge incrédule, et ne trouvèrent pour adorateurs qu’un peuple léger d’artistes qui se jouait librement de la troupe immortelle. L’homme, aux siècles mythologiques, vivait donc d’une vie dont rien dans la nôtre ne peut nous donner l’idée. Nous ne pouvons nous transporter dans ces croyances ; il y a là un fait psychologique qui n’a pas encore assez attiré l’attention.

Ce n’est pas tout. La servitude que les mythologies font peser sur l’homme est humiliante et douloureuse. Un mystérieux délire