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ÉTAT DE LA PHILOSOPHIE EN FRANCE.

Aucun d’eux cependant n’a pu faire accepter ses doctrines ; on ne leur a pris que leurs noms. De l’ouvrage de M. de Lamennais, on lit le troisième volume, d’où la philosophie est absente ; l’Humanité de M. Pierre Leroux a été pour ses meilleurs amis un sujet de désappointement, et c’est à peine si l’on se souvient encore du volumineux manuel où M. Buchez a voulu accoupler les doctrines républicaines avec la philosophie de M. de Bonald. Nos trois philosophes se sont reposés après ces grands ouvrages ; mais on annonce en ce moment qu’ils vont sortir de leur retraite. M. de Lamennais et M. Buchez préparent l’un et l’autre la partie politique de leur encyclopédie, et M. Leroux, qui aime les rééditions et qui reproduit volontiers ses anciens écrits, va lancer de nouveau son lourd manifeste humanitaire. Il est plus que temps que le public voie autre chose que des articles et des pamphlets ; on ne devient pas une école à si peu de frais, et quelque bruit que l’on fasse autour d’un nom, à force d’éloquence ou bien à force de scandale, il n’en résulte qu’une célébrité telle quelle, et non pas de l’influence.

Est-il nécessaire d’esquisser le plan de chacun de ces trois systèmes, et d’en montrer en détail l’insuffisance ? Non, car ils n’ont pas obtenu assez de crédit, et ne tiennent pas assez de place au soleil pour appeler un examen approfondi. Les trois ouvrages dont il s’agit ont été jugés quand ils ont paru avec les autres livres leurs contemporains, et il n’y a pas lieu de ramener sur ces tentatives impuissantes l’attention publique, qui s’en est détournée. Cependant M. de Lamennais est un esprit d’élite, à qui rien de ce qui constitue essentiellement la philosophie n’est étranger, et qui, dans une situation moins équivoque, aurait pu se placer au premier rang de la science. Mais qui ne voit au premier coup d’œil, en lisant l’Esquisse, qu’elle a été conçue dans un point de vue catholique auquel il a fallu bon gré mal gré substituer ensuite la raison, et ce qui restait de la théorie du témoignage universel, après qu’on eut renoncé à l’intervention du pape ? Les amis de l’auteur vantent à tout propos la magnifique unité de sa vie, et nous sommes prêt à y souscrire, s’il ne s’agit que de la constante sincérité de ses convictions ; néanmoins, quand on démontrerait que les mêmes principes qui faisaient autrefois de M. de Lamennais un ultramontain et un absolutiste en font aujourd’hui un démocrate et un incrédule, il ne sera jamais facile de faire admettre l’unité d’un système de philosophie qui va de saint Anselme à J.-J. Rousseau, et qui s’appuie sur le dogme de la trinité pour arriver à la théorie du progrès indéfini. Singulier accouplement ! M. Buchez écrit sur son