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REVUE DES DEUX MONDES.

Nous venons de voir se dessiner les grands traits qui distinguent les races. La bourgeoisie catholique des Flandres prépare l’invention. L’Allemagne, vigoureuse et neuve, l’enfante, et jette ses ouvriers sur l’Europe. L’Italie en use pour la science, l’art et la beauté, la France pour la critique. L’Angleterre bégaie des contes de son enfance ; l’Espagne dédaigneuse court les mers à la recherche d’un monde. Cependant tout change. Les savans du Nord et du Midi fouillent les caveaux, les greniers, les pupitres, les vieilles malles, tous les recoins oubliés, pour découvrir des manuscrits nouveaux à imprimer. Le Pogge, tous les hommes d’esprit d’Italie et d’Allemagne, Leland en Angleterre, consacrent leur vie à cette recherche ; ils soulèvent « les linceuls de toile d’araignée qui couvraient, comme dit Leland, la vénérable figure de tous ces vieux héros. À la voix des empereurs, des rois et des abbés, on continue avec plus d’ardeur cette investigation universelle. Le temps n’est plus où les moines de Croyland défendaient, dans leurs statuts, le prêt d’un volume « sous peine d’excommunication, » ce qui était alors plus dangereux et plus redouté que les galères ; où Oxford n’avait pour bibliothèque que trois ou quatre volumes « dans une malle, » dit le catalogue[1] ; où un roi qui avait besoin d’un livre, comme le roi Jean, l’empruntait à l’abbé du couvent voisin et donnait un reçu ; qu’il signait, pour avoir emprunté le livre nommé Pline. On voit du même coup s’éteindre la nation puissante des copistes, et naître les bibliothèques, les imprimeurs, les libraires, les bibliophiles, les bibliomanes, les bibliophages. Quelle volupté délicate s’offrit tout à coup aux intelligences, quand elles purent disposer en souveraines de tout ce que le monde a jamais produit d’idées ! Au lieu de ces petites chambres du moyen-âge qui renfermaient six volumes dans un bahut, et dont le catalogue était peint en lettres rouges sur les vitraux[2], les bibliothèques se formèrent ; vastes dépôts de tant de livres, forêts épaisses au milieu desquelles il est difficile de trouver aujourd’hui sa route ! J’ai été charmé d’une piquante description que donne Leland d’une des premières bibliothèques formées, aussitôt après l’invention de l’imprimerie, par la famille noble des Percy : « C’était dans une tourelle, en face du parc, dans le silence et la solitude le plus agréable ; on lisait sur la porte : Paradis. Il y avait huit côtés et huit pu-

  1. Voyez Dibdin, Décaméron.
  2. Voyez Leland’s Itinerary.