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CRISE DE LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE.

peut être atteint par la raison. Elle ne connaît de lui que ce qu’il a d’impersonnel. La raison ne donne non plus que le nécessaire. L’acte libre lui échappe, car on ne peut le déterminer à priori ; on ne le connaît que par l’évènement. Mais ce qui est nécessaire est éternel aussi. Donc avec la raison seule, si l’on sait être conséquent, on ne trouve qu’un Dieu impersonnel, un monde nécessaire et éternel, le panthéisme en un mot, la personnalité et la liberté jamais.

L’histoire de la philosophie moderne le prouve. Immédiatement après Descartes vint Spinosa, qui fut, il est vrai, peu compris, décrié, et causa peut-être plus d’étonnement encore que de scandale. Ce solitaire génie avait devancé son époque de deux siècles. Il est notre contemporain, et n’a trouvé qu’aujourd’hui des esprits qui peuvent converser avec lui et comprendre la profondeur et la science de son doute. Ce fut donc une alarme passagère. On crut avoir réfuté Spinosa, et la pensée se remit tranquillement en route, sans inquiétude d’un second danger. On ne prévoit pas d’abord les conséquences d’un principe ; elles n’en sont pas moins inexorables. Elles viennent d’un pas quelquefois lent, toujours sûr, comme une justice tardive peut-être, mais infaillible. L’esprit humain est ainsi arrivé depuis Descartes, de système en système, au panthéisme de Hégel. Avec la raison seule, impossible de ne pas arriver là, impossible d’aller plus loin. C’est la forme la plus achevée et la plus savante de la philosophie logique. La raison y est tout : Dieu n’est qu’elle. Le concret, le déterminé, l’individuel n’est donc que phénomène transitoire, éphémère apparence qui se montre pour s’évanouir aussitôt sans retour, car l’universel seul est, seul subsiste. Cette destruction incessante est la fête que se donne ce Dieu logique, impassible ennemi du monde. Puis il exige une plus haute victime : il réclame en sacrifice son rival, le Dieu personnel, qui tombe de son ciel et s’abîme, et l’absolu trône seul alors sur les ruines de toutes choses.

Jacobi avait déjà signalé, avant M. Schelling, cette inévitable fin de la spéculation moderne. Il avait aussi montré éloquemment que nos plus nobles instincts protestent contre le panthéisme : il avait foi en eux, et cependant il ne pouvait se résoudre à abdiquer la raison. Fasciné par elle et la maudissant, n’osant ni croire ni douter, il souffrit jusqu’à la fin de cette cruelle discorde, et ne goûta de la science que la lie la plus amère.

Il serait triste de persister avec lui dans cette contradiction. Il faudrait, pour en venir là, que la philosophie dût être exclusivement logique, que la raison fût pour elle la seule source de connaissance.