Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 1.djvu/300

Cette page a été validée par deux contributeurs.
294
REVUE DES DEUX MONDES.

pour chacune des maximes que j’aurai choisies, et j’aurai un roman. Ce procédé est très sensible, nous le répétons, dans le Rouge et le Noir, et il se montre encore dans la Chartreuse, mais peut-être est-il plus sensible pour nous que pour les lecteurs moins familiarisés avec les idées préexistantes dans l’esprit de l’auteur. Quoi qu’il en soit, dussions-nous être appelé un La Harpe, nous croyons que les ouvrages durables sont ceux où la vie prend du relief dans les images les plus nettes et les plus fortes, et par conséquent se condense dans quelques traits simples et faciles à saisir comme à retenir. Nous le croyons par raison, à priori ; nous le croyons par expérience. Le héros épique dont la figure colossale s’est le plus profondément empreinte dans le souvenir et l’imagination des âges est un personnage qui ne fait que pousser un cri et tuer un homme ; mais ce cri dessine mieux son ame et sa puissance que ne le feraient cent batailles, et cet homme qu’il tue est Hector. Combien sont petits, à côté d’Achille, tous ces autres chefs dont le courage et la force se montrent chaque jour sous une nouvelle face, dans une nouvelle épreuve ! Qui a retenu les mille combats d’Ajax ou de Diomède ? qui a oublié le cri d’Achille et le combat où périt Hector ? La multiplicité des incidens n’est donc point nécessaire pour rendre une conception, si peu ordinaire qu’elle soit ; nous dirons même que, plus elle sera forte et durable, plus elle sera simple. Lorsqu’un trait est bien choisi, lorsqu’il est un trait de génie, il suffit, et lorsqu’un seul suffit, pourquoi en ajouter plusieurs ? On n’est donc conduit à inventer beaucoup que parce que l’on ne sait pas trouver ou choisir. On se rabat sur la monnaie de M. de Turenne ; mais la multiplicité des détails, si elle n’atteste pas toujours l’indigence du génie, atteste au moins son désordre.

Ce roman a été l’objet d’éloges auprès desquels pâlirait tout le bien que nous en pourrions dire ; il s’est vu aussi dénigré assez récemment encore, sans esprit de justice. On a été jusqu’à reprocher à l’auteur la manière dont il défigure et rapetisse la bataille de Waterloo. Heureusement M. Beyle avait du bon sens. Qui ne voit qu’il ne cède point à la tentation de décrire cette bataille et de faire un brillant hors d’œuvre, mais qu’il décrit tout simplement les impressions de son héros mis aux prises avec le danger, en ne montrant de ce danger que ce que le personnage en peut voir lui-même ? Ce tableau d’une bataille et d’une déroute vues de près, et non à vol d’oiseau ou de bulletin, nous paraît au contraire d’une énergie admirable en même temps que d’une vérité aussi neuve que frappante. Qu’eût-on pré-