Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 1.djvu/22

Cette page a été validée par deux contributeurs.
16
REVUE DES DEUX MONDES.

philosophie : les écoles socialistes, celles qui de toutes ont le plus excité l’effervescence de la pensée, relèvent de lui. Il s’est insinué partout. On peut suivre ses traces jusque dans les œuvres et les systèmes qui ne lui appartiennent pas. Sa fascination a entraîné nos plus beaux génies à des erreurs bien peu faites pour eux. Le poète de la patrie, Béranger, oublie, dit-on, la France pour je ne sais quels rêves humanitaires, et la plus chaste de nos muses profana un jour sa voix suave à chanter les orgies orientales. Que dirai-je encore ? Obermann, René, Lélia, dont l’inquiet tourment fut si bien le nôtre, n’étaient-ils pas, dans les solitudes où s’enfuyaient leurs ames blessées, les premières victimes, les tristes précurseurs d’un dieu impuissant et funeste ? Si de ces hauteurs nous descendons à la foule, que trouvons-nous ? Chez les jeunes imaginations, l’enthousiasme, le culte de la nature ; chez tous, un fatalisme qui inspire une vaste indifférence, et dans ce scepticisme pourtant laisse subsister une conviction, celle de la raison et de l’unité de toutes choses ; le ciel désert, et les espérances toujours plus pompeuses d’une terre enfin prospère ; puis, sur les ruines de tout ce qui est individuel, caractère, devoir, dévouement ; sur les ruines de la famille, sur les ruines de la patrie, l’autel élevé au nouveau dieu, à l’humanité ; n’est-ce pas là toujours la même influence ?

Lorsqu’une erreur captive l’élite des esprits et se répand dans la multitude, elle cache à coup sûr quelque grande vérité dont le temps est venu. Nous ne pouvons plus désormais croire à un Dieu séparé du monde et borné par lui, ni voir dans l’histoire une aventure purement humaine, livrée aux caprices des volontés individuelles, sans loi ni raison. Nous ne pouvons plus, en un mot, admettre le Dieu fini et le monde athée du déisme. Cela s’explique en Allemagne par le développement de la pensée, ailleurs par les évènemens politiques. Ce qui se passe depuis un demi-siècle agit puissamment sur les esprits. Les barrières des castes sont tombées, celles des peuples s’abaissent. Des espérances qui naguère auraient paru des utopies nous animent et nous aident à traverser ces jours mauvais. L’humanité ne se voit plus à jamais déchirée en lambeaux, infirme, divisée contre elle-même. Elle fait un rêve généreux de paix et d’union. Il lui est apparu dans l’avenir une image glorieuse de justice et de charité, l’auréole allumée au front. C’était elle. Alors elle a eu comme une illumination soudaine ; elle s’est reconnue divine. Son passé s’est aussi transfiguré : elle a retrouvé dans l’antique Orient d’augustes et sacerdotales origines ; elle a compris que Dieu vit et veut se mani-