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LA RUSSIE.

un à un, d’une main serrée, les quinze ou vingt copecks qu’il doit payer pour sa dépense, cinq cents ouvriers travaillent pour lui dans une de ses fabriques, et deux cents maçons lui construisent à grands frais un nouvel atelier.

Ce qu’on raconte de la fortune de ces marchands, de leur esprit d’industrie et de leurs habitudes d’économie, est prodigieux. Il n’y a qu’Amsterdam où l’on trouverait à la fois tant d’or et de telles habitudes. Quelques-uns de ces négocians, héritiers des billets de banque de leurs pères, ou enrichis par leurs propres travaux, commencent cependant à sortir des obscures régions du Gastinoi-Dvor. Ils se bâtissent d’élégantes maisons dans les plus beaux quartiers de Moscou, ou achètent les hôtels des grands seigneurs, quelquefois pour y goûter à leur tour les joies de l’opulence, souvent aussi pour en faire un objet de spéculation. Ce qui existe depuis long-temps en France apparaît déjà de côté et d’autre à Moscou. Le salon nobiliaire est occupé par une filature, le parc et le parterre se transforment en champs de betteraves. Les fortunes aristocratiques s’écroulent, et l’industrie s’élève sur leurs ruines. En même temps, la science et la littérature s’avancent d’un pas rapide à la suite des maîtres étrangers qui leur ont donné un premier essor, ou qui leur servent encore de modèles.

Il existe à Moscou cent vingt presses, plusieurs riches librairies étrangères, parmi lesquelles on distingue celle de M. Semen, et plusieurs sociétés scientifiques qui ont déjà amassé d’importantes collections. L’université, fondée par l’impératrice Élisabeth en 1755, réorganisée par Alexandre en 1804, compte un millier d’élèves, et plusieurs de ses professeurs sont des hommes très distingués. L’un d’eux, M. Schewireff, publie depuis deux ans environ une revue mensuelle intitulée le Moscovite, dont le succès s’accroît de jour en jour. Le but des fondateurs de ce recueil, qui a l’étendue matérielle des revues anglaises les plus compactes, est de faire connaître tantôt par des traductions, tantôt par des critiques et des analyses, les principales productions de la littérature étrangère, et d’éveiller, de propager, par des recherches historiques ou biographiques et des chants populaires, le culte des souvenirs nationaux et le sentiment de la poésie russe. Le Moscovite rallie à cette double pensée une jeunesse studieuse, intelligente, et animée d’un vif sentiment de patriotisme. Plusieurs de ses collaborateurs ont voyagé dans les pays étrangers ; ils en ont étudié les langues, les mœurs, les œuvres littéraires et scientifiques, et, tout en conservant une profonde prédilection pour leur sainte cité de Moscou, pour ses souvenirs et ses monumens, tout en parlant avec enthousiasme des progrès de leur terre natale, des qualités de leur nation et de son avenir, ils n’en rendent pas moins justice au mérite des autres peuples, à leur gloire, à leur génie. Ils recherchent avec avidité les publications de l’Allemagne, de la France et de l’Angleterre. La censure russe, si sévère à l’égard du public, s’adoucit en faveur des hommes qui portent dans le domaine de la science un caractère officiel. Tout professeur peut avoir la plupart des livres mis à l’index ; il suffit qu’il les demande pour lui-même par écrit. Je me souviens de mainte heure charmante passée avec le directeur du