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basané, à l’œil noir, montent sur une estrade et font entendre leurs chants nationaux. Ces chants ont une harmonie étrange et sauvage : tantôt ils résonnent comme un rire strident et sardonique, tantôt comme le cri d’indépendance d’une tribu indomptable, tantôt comme l’accent d’un amour passionné ou d’une joie frénétique. Puis tout à coup cet élan impétueux s’arrête, une jeune fille prend la guitare, et entonne d’une voix douce et plaintive une romance qui a les inflexions les plus tendres et les accords les plus suaves. Les autres répètent en chœur sur le même ton la strophe qu’elle vient de chanter, et, à la vue de ces femmes qui portent encore sur leur visage l’inaltérable empreinte de leur lointaine origine, à la flamme qui jaillit de leur regard ardent et langoureux, au soupir mélancolique qui s’échappe de leurs lèvres pâles, on se croirait transporté dans ces régions de l’Orient où un air chaud et imprégné de parfums subjugue tous les sens, où tout invite à l’amour et au repos, le ruisseau par son murmure, l’oiseau par ses mélodies, le palmier par la fraîcheur de ses rameaux solitaires. La romance est achevée, et l’on écoute encore. La jeune fille remet sa guitare au chef de la troupe, qui s’avance, la tête haute, au bord de l’estrade, avec sa jacquette bleue nouée par une ceinture d’argent, et le voilà qui fait vibrer d’une main nerveuse toutes ces cordes naguère caressées si doucement, et entonne un chant fougueux, un chant qui résonne dans toute la salle comme le bruit d’une cascade ou le sifflement d’un orage ; puis il frappe du pied, il étend les bras, il appelle à lui, comme le héros d’une horde aventureuse, tous ceux qu’il veut entraîner à sa suite ; les hommes et les femmes qui l’entourent se lèvent à cet appel, s’agitent, dansent, tourbillonnent : ce sont des cris, des éclats de voix, des transports qui ébranlent et mettent en mouvement tous les spectateurs.

Cette colonie bohémienne, qui est depuis long-temps établie à Moscou, qui s’y perpétue sans que le voisinage des Russes altère l’originalité de ses mœurs et le type de sa physionomie, possède seule le secret de ces chansons traditionnelles, de ces danses nationales, et le conserve précieusement. Plusieurs bohémiennes ont inspiré de sérieuses passions dans la grande ville de Moscou. Chaque fois qu’elles apparaissent dans un salon ou dans un jardin public, on voit un groupe de jeunes gens se presser autour d’elles, sollicitant un regard, implorant un sourire. Une d’entre elles est devenue la légitime épouse d’un riche gentilhomme ; d’autres ont vendu chèrement un aveu d’amour. Presque toutes ont eu leur roman ; un de ces romans a inspiré à Pouschkin l’idée d’un de ses meilleurs poèmes.

Mais, quelles que soient les séductions qui les entourent, les bohémiennes ne se séparent guère de leur tribu, ou, si elles la quittent pour quelque temps, elles y retournent, dès qu’elles sont libres, comme des brebis à leur bercail, et, à les voir reprendre gaiement la guitare et danser sur l’estrade avec leurs compagnons, on sent que rien ne vaut pour elles les joies de la vie indépendante, l’orgueil de parader sur une estrade comme des bayadères et de chanter des chants qu’elles seules connaissent. J’avais eu, dans ma simplicité de voyageur, la prétention de rapporter en France quelques-unes de