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tion légale, ou exprimer un vœu d’infortune. Celui-ci avait eu la jambe entamée par ses chaînes, et souffrait tellement, qu’il avait à peine la force de se mouvoir ; il sollicitait la permission de rester là jusqu’à ce qu’il fût guéri. Cet autre attendait sa femme, qui voulait partager son exil, et il demandait un délai d’une semaine. Le greffier ouvrait froidement son registre et leur montrait qu’étant arrivés à la prison tel jour, ils devaient être envoyés en Sibérie tel jour, que toute requête et toute réclamation étaient par conséquent inutiles. Le bon docteur lui laissait paisiblement formuler ces conclusions juridiques, puis il hasardait une humble remarque, puis une autre, enfin il se faisait lui-même l’avocat de ces malheureux, et si toute son éloquence compatissante échouait contre l’obstination de son adversaire armé du texte des règlemens et de la sentence des tribunaux, alors il intervenait avec son autorité de médecin : il déclarait que, tel homme, telle femme étant hors d’état de supporter les fatigues d’une longue route, il les envoyait à l’infirmerie, et prenait ce fait sous sa propre responsabilité. Le greffier se taisait, et le docteur recommençait une lutte plus difficile : il s’agissait cette fois d’obtenir un délai pour ceux qui n’étaient pas malades et qu’il ne pouvait prendre légalement sous son égide de médecin. Cette fois il devenait timide et obséquieux comme le plus pauvre des solliciteurs ; il parlait à voix basse au greffier, il le flattait, il le caressait, il avait toutes sortes de petites ruses pour ébranler sa résolution ; tantôt il essayait de l’attendrir, et tantôt de le faire sourire. S’il s’apercevait que ses efforts étaient inutiles, il changeait brusquement la nature de l’entretien, il se mettait à discourir de chose et d’autre, comme s’il eût été dans un salon, des anecdotes de la ville et des nouvelles d’Allemagne. Souvent le greffier, séduit, fasciné par tant de douces paroles et tant de graves raisonnemens, accordait la grace qu’on lui demandait, et les pauvres prisonniers bénissaient leur évangélique docteur. Pour moi, je ne quittai la prison qu’en le bénissant comme eux, et en admirant l’inépuisable bonté de Dieu, qui met un secours à côté de toutes les infortunes, qui adoucit les sentences de l’homme par la tendresse de l’homme, les souffrances du cachot par la charité.

Tout est dans tout, a dit un grammairien, et cet axiome une fois admis, on ne sera point surpris que, chemin faisant, je me sois mis à méditer sur le sort de certains états, à propos d’une prison. La scène qui se passe chaque semaine dans la maison des exilés de Sibérie ne ressemble-t-elle pas à celles qu’on voit très fréquemment dans les contrées soumises au régime absolutiste ? Là il y a une autorité impérieuse, sévère, difficile, qui, de même que le greffier, parle au nom de la loi, au nom d’une loi souvent juste dans ses principes, mais souvent vicieuse dans ses conséquences, et cruelle dans ses applications ; puis il y a une opinion publique indulgente, honnête, qui, comme le bon docteur, prend pitié de tous les malheureux et s’intéresse même aux coupables, qui comme lui les défend par une raison de légalité ou intercède pour eux. Comme lui, quelquefois elle gagne sa cause et apparaît tout heureuse de l’œuvre charitable qu’elle vient d’accomplir. Comme lui aussi, elle échoue