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des plus grandes fortunes de l’empire, le second par un favori d’Alexandre, qui plus d’une fois, dit-on, abusa du pouvoir dont il était investi, de l’ascendant qu’il exerçait sur son maître, et qui, pour se sauver des arrêts du monde, s’est mis sous le patronage des saints. Les couvens de femmes sont restés pauvres, et beaucoup de religieuses sont forcées de mendier. À la porte de notre hôtel, il y en avait plusieurs qui attendaient notre voiture, qui nous suivaient avec leur voile noir, tendant silencieusement d’une main timide, et la tête baissée, leur petite boîte en ferblanc, au milieu des vieillards et des estropiés qui criaient et se lamentaient. Nul de nous n’aurait osé refuser son léger tribut à ces pauvres femmes. Elles s’en retournaient peut-être avec plus de confiance et de gaieté vers leur humble solitude, en rapportant à la communauté cette offrande des voyageurs.

On compte, de Pétersbourg à Moscou, sept cent soixante-dix werstes, c’est-à-dire deux cent dix lieues, et sur cette longue distance, qui embrasserait en France des vingtaines de cités et des millions d’individus, on ne trouve que trois villes : Novogorod, Tarshok, Tver. J’y ajouterai Wishnoi-Wolotschok, quoiqu’on ne lui donne que le titre de bourgade. C’est une riche et active bourgade située au bord d’un vaste canal qui rejoint l’une à l’autre plusieurs rivières, le Volga à la Twerza et le Wolchow à la Néva. Chaque année, plus de mille bateaux chargés de marchandises suivent le cours de ce canal, et Wolotschok est l’une de leurs principales stations. Le mouvement du port, l’aspect d’un large bassin entouré d’une ceinture de sapins, donnent à cette petite cité de commerce un attrait tout particulier. En la regardant un soir au coucher du soleil, pour la première fois depuis bien long-temps, je croyais voir encore une ville de Suède avec un de ces beaux lacs mélancoliques et limpides qu’on ne se lasse pas d’admirer et qu’on ne peut oublier.

Tarshok a une longue histoire toute pleine de vicissitudes. Tantôt défendant son indépendance, tantôt subjuguée par une principauté voisine, puis par une autre, cette ville a subi enfin le sort des cités plus puissantes qui se la disputaient, elle a courbé la tête sous le sceptre des empereurs. Les Tartares, en la traversant dans leurs sauvages invasions, lui ont laissé une industrie qu’elle développe sans cesse. Elle fabrique, en concurrence avec Kasan et Astrakan, une quantité d’ouvrages en cuir brodé, de chaussures de diverses couleurs couvertes de fleurs en or et en argent, que les marchands de Hambourg et de Leipzig répandent de côté et d’autre, en les gratifiant du nom de chaussures turques. La science gastronomique a donné à Tarshok une autre réputation. Un maître d’hôtel y a introduit une nouvelle façon de côtelettes renommée dans toute la Russie. Quand vous serez à Tarshok, me disait-on au moment où je quittais Pétersbourg, n’oubliez pas d’acheter des pantoufles brodées et de vous faire servir des côtelettes. Il y a dans le monde des villes auxquelles la naissance d’un guerrier fameux, l’œuvre d’un artiste, le chant d’un poète n’a pas donné tant de célébrité.

Tver, ville de vingt-cinq mille ames, chef-lieu d’un gouvernement, sourit de loin aux regards des voyageurs par sa charmante situation, par ses cou-