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Barberousse est seul ; il n’a pour défense que son courage, son nom et son droit. Alors Job, qui est resté jusque-là impassible et muet, promène un regard pensif de ses petits-fils sur l’empereur ; puis, s’approchant de Frédéric :

...........Vous êtes
Mon ennemi ..........
Je vous hais ; mais je veux une Allemagne au monde.
Mon pays plie et penche en une ombre profonde ;
Sauvez-le ! Moi, je tombe à genoux, en ce lieu,
Devant mon empereur que ramène mon Dieu.

Puis, s’attachant au col une chaîne d’esclave, il se remet lui et les siens aux mains du chef de l’empire.

Telle est la partie légendaire plutôt qu’historique du nouveau drame. Tout cela est à la fois d’une grande beauté et d’une grande nouveauté. Mais ces tableaux d’une majesté vraiment épique ne suffisent pas à former un drame. M. Hugo a dû y attacher une seconde légende, qui a le tort très grave (et c’est même le grand défaut de la pièce) de contrarier et d’affaiblir, en plusieurs points, l’impression de la première.

Ce grand vieillard homérique, ce vieux comte Job, qui demeure des mois entiers sans parler et qui parle ensuite comme Nestor, ce noble symbole de la féodalité vaincue et résignée, eh bien ! pour le besoin du drame, l’auteur fera de lui un odieux criminel, un assassin, un fratricide. Il y a soixante et dix ans, fils d’un père inconnu et portant le nom de Fosco, il a, dans une salle basse du donjon de Happenheff, commis un affreux assassinat. Amoureux d’une jeune Corse qui lui préférait son frère Donato, il a poignardé son rival, a jeté son corps dans le fleuve, et a vendu Ginévra comme esclave. Or, Fosco était fils naturel et Donato fils légitime de Frédéric, duc de Souabe. Donato, recueilli par des pêcheurs et guéri de ses blessures, est devenu l’héritier de Frédéric, puis empereur sous le nom de Frédéric Barberousse, sans que Fosco, devenu de son côté burgrave du Taunus, ait jamais reonnu son frère dans l’empereur, qu’il a toute sa vie combattu.

Chaque nuit le comte Job, comme le héros d’un conte d’Hoffmann (le Majorat, si je ne me trompe), se traîne dans la salle du meurtre et tâche d’effacer la tache de sang qui reparaît toujours. Le mélancolique vieillard, en proie aux remords et le cœur navré des basses inclinations de sa race, reporte toute sa tendresse,