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jour cette route. Pour 80 francs, vous partez le soir à six heures de l’hôtel des postes de Pétersbourg, et, le troisième jour au matin, vous arrivez à la barrière de Moscou. C’est le directeur des postes actuel, M. Pranischnikoff, qui a fait établir les nouvelles malles, et tous les voyageurs doivent lui en savoir gré, car elles sont excellentes. La seule chose qu’on ait à craindre dans ces élégans coupés à deux places, c’est de se trouver accolé pendant trois jours à quelque fâcheux compagnon de voyage ; ce sont trois jours de la vie à marquer avec une pierre noire. J’ai connu ce malheur ; j’ai été, du 14 au 17 juin de l’an de grace 1842, en tête à tête incessant avec un marchand russe, riche et avare, sale et puant, qui, pour se concentrer dans la profondeur de ses calculs, ne prononçait pas une syllabe, et, pour ménager ses roubles, faisait son ménage sur les coussins en drap gris-perle de M. Pranischnikoff. J’ai subi l’odeur de sa vieille pipe et l’odeur plus nauséabonde encore de ses provisions de cuisine et de ses vêtemens de moujik. Que Dieu vous garde d’une aussi dure calamité ! La route d’ailleurs, dans toute son étendue, est monotone et triste. Une longue plaine, tantôt aride et sablonneuse, tantôt diaprée de quelques champs de verdure, de bois de sapins, de fougères, de terrains marécageux, voilà ce qu’on aperçoit dès qu’on a franchi la barrière de Pétersbourg, ce qu’on retrouve encore le lendemain et le jour suivant. En vain vos regards avides et curieux errent de côté et d’autre : vous ne verrez pas un de ces rians paysages de la France, ni un de ces sites pittoresques des autres contrées du Nord, pas un de ces lacs frais et argentés qui, en Suède, surprennent et charment à tout instant le voyageur, pas une de ces montagnes qu’on aime à contempler de loin avec leur ceinture de nuages et leur bandeau de vapeur. Tous les points de vue sont uniformes, l’horizon est terne, le pays sombre et silencieux.

De distance en distance, on rencontre des villages de serfs composés de maisons en bois bâties strictement sur le même modèle, rangées comme des tentes de chaque côté de la route. On dirait que la même année, à la même heure, elles sont toutes sorties de terre à la voix d’un officier russe, car elles ont la même teinte grisâtre et sont alignées comme par une loi stratégique. Quelques-unes seulement, plus orgueilleuses que les autres, sont ornées d’un balcon en bois et de deux planches dentelées et effrangées qui tombent de chaque côté du toit. Trois petites fenêtres de face, élevées à dix pieds au-dessus du sol, une porte de côté, un hangar qui sert à la fois de basse-cour, de remise et d’écurie, voilà pour l’extérieur. L’intérieur se compose ordinairement de deux petites chambres, dont la moitié est occupée par un large poêle en terre où tous les membres de la famille se couchent pêle-mêle, été comme hiver, sans se déshabiller. À la base du poêle est une cavité de six pieds de longueur où, à certains jours de la semaine, le paysan entre tout nu sous le feu ardent qui en échauffe les contours, et d’où il sort ruisselant de sueur ; c’est là son bain. Fidèle au costume de ses pères, il garde la longue barbe et les cheveux taillés en rond autour de la tête ; en hiver, il porte le cafetan bleu sans collet et la ceinture de couleur, ou la peau de mouton