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« La nuit durait encore quand les Turcs s’élancèrent, avec des torches à la main, dans le malheureux village. Pour couvrir la fuite précipitée des femmes, le pope Radovitj combat à la tête de ses paroissiens ; il lutte jusqu’à ce qu’enfin des boulets enchaînés l’un à l’autre l’étendent brisé et mourant : — À moi ! s’écrie l’époux de la rêveuse popadia ; où êtes-vous, mes deux neveux, Stepho et Gabriel ? En défendant nos foyers contre les incendiaires, des blessures m’ont atteint, blessures terribles et sans remède ; mais je n’ai pas regret de mourir, car je me suis bien racheté. Toutefois, ô mes pauvres neveux, enlevez mon corps, de peur que les Turcs ne coupent et ne profanent ma tête, et faites annoncer l’invasion ennemie à toute notre chevalerie[1], afin qu’elle ne soit pas exterminée. Stepho et Gabriel accoururent avec trente bergers qui, surprenant les Turcs dispersés, leur coupèrent trente têtes et les chassèrent du village vers le pacha Namik-Halil.

« Cependant Namik range en bataille trois mille taktiki, et commence à battre avec son artillerie les koulas de Martinitj. Mais l’alarme a été donnée, et les renforts arrivent : c’est le capitaine de Bernitsa, Radovan-Pouliev, avec ses hommes ; ce sont les Berdjani de Pipera et de Bielopavlitj qui, au nombre de huit cents, attaquent de front les trois mille taktiki et tout le reste de l’armée turque. Namik-Halil ne fut pas heureux, car il fut foulé aux pieds des chevaux, et poursuivi jusqu’aux portes de Spouje qui seules mirent sa vie en sûreté. Cent soixante-quatre Turcs étaient tombés morts, et trois cents avaient été blessés. Maintenant il peut aller, le pacha Namik-Halil, faire sa cour au tsar pur de Stambol, qui lui avait confié son beau nizam pour changer des veaux en lions. Faucons serbes, comme vous savez, à coups de carabines, remettre en droit chemin les pachas impériaux, de peur qu’ils ne s’égarent, qu’ils ne se perdent avec leurs gens dans les forêts profondes ! Comme vous savez leur faire recueillir un haratch abondant, jusqu’à ce que, lassés de leurs visites trop fréquentes, vous leur coupiez la tête : ce qui, grace à Dieu, arrivera toujours tant qu’il y aura des fusils et des hommes de cœur dans la montagne Noire et libre ! »

Le grand-visir se préparait à venger la déroute du nizam en marchant en personne contre les Tsernogortses, quand le sultan le rappela pour l’envoyer en Syrie contre le fils du vice-roi d’Égypte. Dès que la paix fut rétablie, le vladika se hâta de mettre à profit la popularité qu’il venait d’acquérir, pour consolider sa puissance. Il eut l’audace de faire mettre en jugement le gouvernadour Radonitj, en l’accusant de tenir pour une puissance ennemie du Tsernogore, pour l’Autriche, et d’aspirer de concert avec elle au pouvoir absolu. Déclaré traître à la patrie, ce vieillard de soixante ans fut condamné au bannissement avec toute sa famille, eut tous ses biens confisqués,

  1. Littéralement iounakerie, la réunion de tous ceux qui vivent en hommes de courage et d’honneur.