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échappés du carnage de Kossovo[1] élevèrent une cité-refuge ; seulement, plus heureux que les Troyens, ils ne furent pas forcés d’aller en jeter les fondemens sur un sol étranger ; ils ne durent pas quitter leur terre natale. Les plus étonnans rapports existent d’ailleurs entre l’état des citoyens du Tsernogore et celui des premiers républicains de Rome. L’une et l’autre cité est composée de brigands, d’enfans de la louve, au cœur dur, aux appétits violens ; mais ces brigands ou haïdouks, sur le Kataro comme sur le Tibre, se sont élevés à l’état d’ouskoks. L’ouskok offre un des types sociaux les plus anciennement gravés dans l’histoire ; c’est l’exilé qui a retrouvé une patrie, le vaincu ou le condamné qui, séparé des siens, poursuivi par les maîtres de l’épée, a franchi d’un bond le fossé du champ d’asile, et se retrouve libre parmi des frères[2]. Les fondateurs de Rome nous offrent le premier type bien saisissable de l’ouskok dans l’antiquité. Romulus ne fut donc pas poussé par une sévérité puérile à punir de mort son frère Rémus, qui avait sauté, par-dessus le fossé, en dehors de la ville naissante ; car ce délit signifiait qu’il était passé à l’ennemi, à la société établie et prétendue légitime, par laquelle les vaincus révoltés ont toujours été regardés comme des ouskoks et des noirs. C’est ainsi que l’histoire moderne du Monténégro éclaire le vieux mythe des origines de Rome. Comme l’esclave ou le sujet dans l’antique Étrurie fuyait vers Rome, ainsi le raya poursuivi par ses tyrans fuit de roc en roc jusqu’au Tsernogore, qui est le plus sûr asile pour tous les proscrits de la presqu’île gréco-slave et même de l’Autriche méridionale. Il n’est pas jusqu’aux Turcs persécutés qui ne se réfugient au Monténégro, comme le prouvent certains chants albanais. On a vu même des jeunes gens de notre brillante Europe passer à la montagne Noire ; lassés de l’esclavage qu’impose à ses enfans une civilisation déviée de son but, ils s’en vont là vivre en hommes libres, n’obéissant qu’au pouvoir de leur choix, sans autres lois que le sentiment qu’ils ont de la justice. Les vengeances héréditaires entre familles peuplent aussi le Tsernogore de Dalmates poursuivis par l’Autriche. Quoique réputés brigands, la plupart d’entre eux sont des hommes très honnêtes, que le seul attachement aux mœurs de leurs pères, réprouvées par leurs nouveaux maîtres, force à émigrer, s’ils ne veulent vivre dans leurs forêts sans toit, comme les bêtes.

  1. Grande bataille où l’empire serbe a été détruit par le sultan Amurat.
  2. De là le mot d’ouskok, littéralement celui qui a sauté dedans.