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lonel Vialla n’ont rien perdu de leur vigilance acharnée ; mais pénétrez dans la chaumière, on s’y disputera l’honneur de vous servir ; les coussins, quand votre hôte en possède, seront étendus pour vous sur le banc de bois qui entoure le foyer ; le maître de la cabane, assis devant vous sur une pierre, vous présentera lui-même le café, les œufs durs, la castradina[1] et le vin indigène, le tout sur un plateau de bois servant de table. Si, après les premières zdravitsa (toasts), il vous tend la main, c’est un signe qu’il jure de vous défendre désormais jusqu’à la mort, fût-ce contre une armée. À votre départ, la seule récompense qu’il désire est une décharge de vos armes, une salve d’adieu en son honneur, qui indique publiquement que vous êtes content de lui.

Les Tsernogortses, comme tous les Orientaux, ont conservé l’antique et barbare usage de planter sur des lances les têtes de leurs ennemis. De même que les pachas récompensent tout soldat qui leur apporte une tête coupée, de même aussi les voïevodes serbes distribuent dans ce cas des décorations à leurs iounaks. Les vieux chants populaires mentionnent souvent les tchelenkas, plumes argentées flottant au bonnet du guerrier, et dont le nombre indiquait celui des ennemis qu’il avait décapités. Dans la petite guerre qu’ils ont faite à l’Autriche, il y a quatre ans, les Tsernogortses ont encore planté aux poteaux de Tsetinié les têtes coupées des Allemands, comme ils y plantaient, au temps de l’empire, les têtes des grenadiers français, pour se consoler des déroutes que nos soldats leur faisaient subir.

Le Slave de la montagne Noire n’est pas moins habile diplomate qu’intrépide guerrier. Voyez-le dans un hane albanais ou bosniaque, le soir d’une tcheta, faisant de la propagande, entretenant ses frères rayas des avantages, de la nécessité même d’une alliance avec son saint vladika : à la douceur mielleuse de ses paroles, il semble que cet homme terrible possède tous les secrets de séduction d’une femme. La dignité, l’abnégation d’un martyr rayonnent sur son visage, et on l’écoute comme un prophète. Au fond, le Tsernogortse est doué de la plus grande bonhomie ; on admire l’humeur sereine avec laquelle il essuie tous les quolibets de ses voisins, le silence résigné ou la prestesse habile qu’il oppose, sans jamais se fâcher, aux plus mordantes plaisanteries. On vante l’adresse des Tsernogortses dans les transactions industrielles ; leur commerce deviendrait, sans nul doute,

  1. Viande de chèvre et de mouton fumée qui se prépare avec une adresse toute particulière dans la tribu tsernogortse des Niégouchi.