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DE LA POÉSIE FINLANDAISE.

armes. Voltaire lui-même, le sceptique, le railleur Voltaire, raconte, dans son Histoire de Charles XII, que les Russes attribuaient généralement à l’effet de la magie, à la puissance du diable, la perte de la bataille de Narva. Dans la dernière guerre de Finlande, en 1808, ces contes de sorcellerie trouvaient encore des oreilles crédules. À la fin de l’hiver, les Russes, essayant de conduire quelques canons sur la côte de Helsingfors pour assiéger la forteresse de Sveaborg, se virent tout à coup arrêtés par un tel amas de terre molle et fangeuse, qu’ils ne purent traîner plus loin leurs munitions. Les soldats attribuèrent cet accident à un vieux mendiant finlandais qu’ils avaient rudoyé le matin, et qui se vengeait de leurs mauvais traitemens en entravant ainsi leur marche. À l’heure qu’il est, je ne suis pas sûr que, dans quelque pœrte enfumé de la Savolax ou de la Carélie, un sorcier finlandais n’exerce pas encore ses incantations pour assurer le succès d’une de ses entreprises, ou obtenir une meilleure récolte que ses voisins.


Le Kanteletar, publié par M. Lœnrot à peu près dans le même temps que le Kalewala, est un recueil de poésies lyriques composées en grande partie par les gens du peuple et chantées par le peuple. Le dieu des vers a vraiment légué sa harpe mélodieuse, sa kantele, aux Finlandais, et ils la font vibrer avec amour. Si le long des côtes, dans l’enceinte des villes, le sentiment de l’ancienne poésie nationale s’altère ou s’efface par le contact des étrangers et les relations multipliées du commerce, dans l’intérieur du pays, dans les provinces de la Carélie et de la Savolax par exemple, il subsiste encore avec toute son énergie et sa naïveté primitives, et il n’y a peut-être pas là, dit M. Lœnrot, une paroisse qui ne compte plusieurs poètes.

Les poètes sont de simples paysans bien plus pauvres encore que le pauvre Burnes. Quelquefois ils improvisent leurs vers et les chantent aussitôt dans une fête, dans une cérémonie ; quelquefois ils les composent lentement et avec soin ; ils les modulent dans leur pensée, le matin en allant au travail, le soir en se reposant auprès du foyer. Souvent ils se réunissent plusieurs pour composer une même pièce[1]. S’ils savent écrire, ce qui n’arrive pas toujours, ils font une copie de leurs vers et la gardent précieusement ; sinon, ils les conservent dans leur mémoire. S’il y a dans une paroisse deux poètes amis, ils se réunissent souvent aux heures de loisir, s’asseoient l’un en face de l’autre, se prennent la main, et, se balançant mutuellement en avant et en arrière, ils improvisent et chantent leurs chansons. L’un d’eux entonne

  1. M. Lœnrot en cite une qui se termine ainsi : « On a travaillé toute la semaine à construire ces vers ; la base en fût posée le dimanche ; on y revint le lundi ; on y ajouta quelque chose le mardi, puis le mercredi ; on n’était pas libre le jeudi ; le vendredi, ces vers touchaient à leur fin ; le samedi, c’en était fait. Ce n’est pas un seul homme qui les a composés, ce sont plusieurs poètes habiles dans l’art et exercés au chant. »