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rappeler au moment du danger, au milieu de circonstances si extraordinaires, les conditions de la plus stricte légalité, c’est peut-être un conseil légitime, mais ce n’est pas un acte de dévouement ; ce sont des paroles de méfiance.

Espartero ne s’y est pas trompé. Bien qu’il ait répondu aux députations des chambres avec et mas acendrado patriotismo, il n’a rien eu de plus pressé que de suspendre les séances des cortès, et d’emmener avec lui le président du conseil. C’est dire qu’il n’y aura plus de gouvernement à Madrid. Le gouvernement sera ambulant ; il suivra le régent. Au surplus, Espartero n’a pas dissimulé sa pensée. On l’aperçoit assez nettement à travers les longues phrases du préambule de l’ordonnance : « Désirant éviter les maux sérieux qui pourront survenir par suite d’une complication quelconque, etc. »

Il y a une hostilité sourde, mais réelle, entre les cortès et le régent. La prorogation ne peut qu’envenimer le dissentiment. Laisser les cortès à Madrid, c’était s’exposer à un renversement de ministère, peut-être à un décret de déchéance. Les proroger, c’est se préparer d’autres dangers. Il a voulu avant tout parer le coup qui pouvait être immédiat. À son point de vue, on ne saurait l’en blâmer.

Tout dépend maintenant de l’issue de la lutte à Barcelone. Il y a trois résultats possibles ; un seul est favorable au régent.

Si les Catalans lui opposaient une résistance opiniâtre, si un échec l’attendait sous les murs de Barcelone, la cause d’Espartero serait perdue. La victoire des Catalans entraînerait la victoire de la coalition à Madrid. Disons-le, la défaite d’Espartero n’est nullement probable. L’insurrection ne s’étant pas étendue, ses forces sont trop inégales. Si l’armée lui reste fidèle, le succès du régent n’est pas douteux.

Si les Catalans, malgré l’infériorité de leurs forces et les désavantages de la position, résistent quelque temps, s’ils ne succombent que sous des attaques réitérées, violentes, meurtrières, si le vainqueur ne parvient à planter son drapeau que sur des ruines et des monceaux de cadavres, et plus encore, s’il avait le malheur d’appeler à son aide l’étranger, Espartero, malgré sa victoire, se trouverait moralement affaibli, et son retour à Madrid ne serait peut-être pas une ovation. Les plaies de la Catalogne saigneraient longtemps dans le souvenir des Espagnols. On se dirait que l’usurpation de cet homme a coûté trop cher au pays. On se demanderait s’il fallait ravager une des provinces les plus riches, une des villes les plus florissantes de l’Espagne, pour maintenir aux affaires le protégé de l’étranger, l’homme de l’Angleterre. L’esprit de parti s’emparerait de ces circonstances, et il aurait prise sur le sentiment national. La situation du régent serait des plus difficiles. Que faire ensuite avec des cortès peu bienveillantes, avec des finances de plus en plus délabrées, avec une armée victorieuse et mal payée ? Comblerait-il les vides du trésor par un emprunt déguisant un traité commercial ? Oserait-il signer ce fameux traité qui seul rend possible l’emprunt ? Les accusations redoubleraient de violence. Espartero se trouverait dans l’alternative de perdre l’adhésion du pays ou l’appui de l’Angleterre.