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effet, de se mettre en contradiction avec lui-même, et pourquoi sifflerait-il au théâtre ce qu’il admirait avec tant de bonhomie dans les colonnes maculées d’un journal ? Quoi qu’il en soit, le mélodrame réussit cette fois outre mesure ; intérêt, émotion, fanatisme, rien ne manqua au triomphe de l’idée poétique de M. Lemoine, dans la nouvelle phase qu’elle parcourait. On ne saura jamais que de larmes ont coûtées au public parisien les infortunes sentimentales de l’héroïne savoyarde, de cette pauvre Marie, aujourd’hui Linda, qui devient folle par amour, folle comme Lucia, comme Ophélie, comme Elvira, comme toutes ces chères ombres errantes dans l’élysée des grands maîtres, comme toutes ces pauvres filles dont la couronne s’effeuille dans le torrent et dont le saule redit la plainte. Mais qu’on ne s’y trompe pas, ce qui valut au mélodrame ce rare succès où Paris tout entier courut pendant plus d’un an, ce ne fut ni l’intérêt de cette fable larmoyante ni la mélancolie et la gracieuse figure de la jeune actrice qui représentait Marie, et qui mourut tristement pendant les représentations sans qu’on vît pour cela le succès s’interrompre un seul jour ; ce ne fut pas non plus l’accent si pathétique et si profondément expressif de cet excellent père que Tamburini joue aux Italiens, ni la verve comique de Neuville, estimable acteur dont on eût parlé si Bouffé n’existait pas, et qui n’avait, dans cette heureuse pièce, qu’un seul tort, celui de représenter un commandeur de Malte avec le grand-cordon de la Légion-d’honneur, naïve simplicité des boulevards que Lablache fils a cru de son devoir d’importer au théâtre Ventadour. Ce qui valut au mélodrame ce succès inoui, succès des gens du monde et de la multitude, ce fut la popularité de la romance, de cette complainte mélodieuse que tous savaient par cœur, car ceux à qui les salons ne l’avaient pas chantée l’avaient apprise en plein vent des orgues de Barbarie. Cette romance était toute l’intrigue, toute l’émotion, toute la couleur de la pièce ; elle en était l’ame. Lorsque Marie, avec sa pauvre bande, quittait sa famille et ses montagnes, la romance accompagnait ses touchans adieux. Arrivée à Paris, son innocence, en butte aux séductions de l’irrésistible mousquetaire, menaçait-elle de succomber, aussitôt le chant sauveur se faisait entendre dans la rue ; puis, quand la douce colombe, blessée à l’aile, revenait au pays, la romance accueillait encore son retour. La romance, la romance, et toujours la romance ! Il n’y a guère que ces phrases caractéristiques dont les grands maîtres allemands aiment à marquer un personnage, qui puissent donner une idée de ce qu’était, dans la Grace de Dieu, le motif sacramentel. Pour l’importance dramatique et l’effet, je ne sais lui comparer que le fameux appel de trombones annonçant, dans Don Juan, l’entrée du commandeur, le psaume de Luther dans les Huguenots, ou bien encore, dans le Freyschütz, cette petite flûte fantastique dont l’éclat strident accompagne les sombres manœuvres du garde-chasse endiablé. Conçoit-on, après cela, que M. Donizetti ait pu choisir un pareil sujet ? Mettre en musique la Grace de Dieu ! autant vaudrait mettre en alexandrins l’Auberge des Adrets. L’opéra n’exis-