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s’arrête et cesse d’obéir à la rame impatiente. Wæinemœinen regarde d’où peut venir l’obstacle qui les empêche d’avancer et s’aperçoit que leur barque est entravée par un énorme brochet ; il tue le brochet à coups d’épée, prend ses arêtes, les dispose en forme de harpe, y met des cordes faites avec les crins des chevaux fougueux de Hiisi, des poulains de Lempo, l’esprit mystérieux, et la harpe est achevée, la harpe qui, dans ses profondes mélodies, doit avoir tour à tour l’accent terrible et solennel des vagues où le dieu a pris ses branches d’ivoire et le soupir mélancolique du bois où il a façonné ses cordes.

Le dieu Wæinemœinen offre cette harpe aux vieillards : ceux-ci essaient de la faire vibrer, et leur tête tremble ; l’accord ne suit pas l’accord, le son joyeux ne répond pas au son joyeux. Il la présente aux jeunes gens : ils essaient de la faire vibrer, et leurs mains tremblent ; l’accord qu’ils en tirent n’est pas un véritable accord, le son joyeux ne répond pas au son joyeux. Le gai Louminkainen la prend, puis l’habile Ilmarinen, et ni l’un ni l’autre ne peut lui donner la vibration harmonieuse. Wæinemœinen l’envoie à Pohiola, et tous les habitans de la maison, hommes et femmes, jeunes garçons et jeunes filles, l’essaient tour à tour et n’en tirent que des sons discordans. Le vieillard se réveille dans son repos et s’écrie avec impatience : Cessez de faire ainsi gémir cet instrument, ce bruit fatigue mes oreilles, ses rudes vibrations troubleront mon sommeil pendant toute une semaine. Si la harpe du peuple finlandais n’est pas plus harmonieuse, laissez-la dormir en silence, jetez-la au fond des vagues, ou mettez-la entre les mains du maître. La harpe répond : Je ne mérite pas d’être jetée au fond des vagues, je résonnerai doucement sous la main du maître.

« Alors, dit le chantre du Kalewala, alors le sage Wæinemœinen, ayant purifié ses mains, s’assied sur un roc, au bord de l’onde argentée, pose la harpe sur ses genoux, la tient sous ses doigts, et s’écrie d’une voix élevée : Que celui qui n’a pas encore connu la douceur du chant, le charme de la mélodie, s’approche et écoute. Et il joue sans effort et il chante. Ses doigts courent sur les lianes et sur les cordes de la harpe ; le son harmonieux s’élève dans l’air, l’accent joyeux répond à l’accent joyeux. L’accord musical s’échappe des branches d’ivoire de la harpe, de ses cordes de crin.

« Nul animal dans les forêts ne continue sa course, nul oiseau dans l’air ne poursuit son vol. Le sanglier écoute dans son antre marécageux, l’ours sort de sa tanière, de sa tanière entourée de sapins ; il s’avance vers la barrière de la forêt, la barrière tombe, l’ours s’élance sur les arbres et se balance sur les rameaux, tandis que Wæinemœinen répand de tous côtés ses joyeux accords.

« Le vieux maître de la forêt, le sombre Tuopio, avec sa longue barbe, s’approche aussi, prête l’oreille, et tous les animaux dont il est le roi le suivent. Sa femme met ses bas bleus, noue des cordons rouges autour de ses souliers, monte sur les tiges de bouleau, se berce sur les branches de l’arbre, écoute les sons de la harpe et la mélodie de ses cordes.

« Il n’est pas un animal vivant dans les bois, pas un être vivant dans l’air, pas un oiseau léger, qui ne s’avance et baisse la tête pour entendre ces doux