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jusqu’à une heure, j’ai dîné, pris quelques soins, je me suis habillé, présenté au prince de Meiningen, j’ai été à la promenade, au spectacle, dit sept mots à Lili et me voici. Addio ! »

Cette lettre est la dernière où le nom de Lili soit prononcé ; déjà sa résolution était prise de se rendre à Weimar, où le jeune couple grand-ducal devait l’emmener à son retour de Carlsbad. Lui-même a pris soin d’expliquer les raisons qui le déterminèrent à cette époque. « J’avais reçu de ce côté tant d’accueil et de prévenances, écrit-il dans ses mémoires, que je gardais à leurs altesses une reconnaissance qui tenait presque de la passion. L’attachement que j’avais conçu dès l’abord pour le grand-duc, mon culte pour la princesse, que je connaissais dès long-temps, bien que seulement de vue, mon désir de nouer des relations amicales avec Wieland, qui s’était conduit à mon égard d’une si noble manière, et de régulariser en temps et lieu mes désordres, moitié volontaires, moitié occasionnés par les circonstances, c’étaient là des motifs irrésistibles et faits pour agir même sur un jeune homme ayant le cœur libre. Mais, à cette époque, j’en étais venu à cette extrémité, qu’il me fallait fuir Lili d’une manière ou de l’autre, soit pour me diriger vers le sud, où les récits de mon père me représentaient chaque jour le plus beau ciel de la nature et des arts, soit pour me rendre dans le nord, où m’attirait un si glorieux cercle d’hommes éminens. » Ainsi s’éteignit cet amour, sans rien tenir de ce que le monde en attendait, bien qu’au sens de Goethe il eût donné peut-être davantage, puisqu’il en résulta pour lui un centre d’activité plus solide et plus invulnérable. On ne saurait nier que ce penchant de Goethe à s’appuyer sur la réalité ne lui ait considérablement profité dans ses œuvres, et c’est une folie de prétendre, comme l’ont fait en Allemagne certains coryphées d’une réaction avortée, que sans cette tendance pratique il eût été plus grand. C’est au contraire à cette tendance qu’il doit l’ordre de son esprit, la mesure de ses productions, et, comme il le dit lui-même, sans elle il risquait de se perdre. Qu’il eût touché au but atteint en épousant Lili ou qu’il l’eût dépassé, c’est ce qu’il ne nous appartient pas de discuter. Quoi qu’il en soit, il arriva à ces fraîches amours ce qui arrive à tant d’autres qui s’en vont, nobles tiges dispersées par les vents de l’existence, porter ici et là, celle-ci dans un poème ou dans un drame, celle-là dans les soins prosaïques du ménage, des germes chauffés au soleil d’une première passion. Lili se maria quelque temps après à M. de Turkheim, à Strasbourg, et mourut en 1815,