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GOETHE ET LA COMTESSE STOLBERG.

semble-t-il pas voir la lutte de l’esprit et du sentiment, de l’imagination ardente à s’élancer vers l’Éden inconnu, et du cœur qui se sent changer d’élément ? Cette fois, au moins, le cœur l’emportera ; l’image de Lili, un moment effacée, se réveille tout à coup au milieu de cette âpre nature ; il se souvient d’un gage de tendresse donné aux jours heureux[1], et, pour la première fois depuis Francfort, il tire de son sein le talisman adoré, auquel il improvise ces beaux vers :

« Souvenir d’un bonheur évanoui, lacet fragile que je porte encore à mon col, devais-tu donc être entre nous un lien plus durable que celui de nos ames ? Viens-tu prolonger les jours rapides de l’amour ?

« J’ai beau te fuir, Lili, à travers les pays étrangers, à travers la forêt lointaine et les vallons, j’emporte après moi ton lien ! Oh ! si tôt de mon cœur ne devait pas tomber le cœur de Lili !

« Ainsi l’oiseau qui rompt sa chaîne et s’en retourne au bois traîne après lui toujours quelque lambeau de fil, signe honteux de sa captivité : quoi qu’il fasse désormais, il n’est plus l’oiseau du ciel, né libre, il a appartenu à quelqu’un. »

Après une si chaleureuse réaction, Goethe ne pouvait que prendre la poste et retourner en Allemagne.

À son retour à Francfort, les choses n’étaient plus comme il les avait laissées. La famille de Lili, naturellement assez peu portée à cette alliance, avait profité de l’avantage que Goethe lui livrait, en quittant si brusquement la place, pour faire entendre à la jeune fille qu’elle ne devait pas persister dans un engagement désormais rompu. La pauvre Lili ne voulait rien croire de ce qu’on lui disait et se contentait de pleurer. Loin de s’en fier aux apparences et d’accuser son amant, elle lui pardonnait du fond du cœur et s’efforçait de trouver des motifs légitimes à sa conduite, qu’elle avait fini par attribuer à quelque boutade d’un esprit inquiet, irrité par les mille ennuis qu’on lui suscitait, à quelqu’un de ces accès de folie qu’un grain de génie détermine si facilement dans la cervelle d’un amoureux de vingt ans. « Je l’aime, disait-elle toujours, et, s’il n’a pas cessé de m’aimer, je suis prête à le suivre jusqu’en Amérique. » On rapporta cette parole à Goethe, qui en fut touché, pas assez cependant pour se décider à être heureux une bonne fois. Cette excitation fiévreuse ne lui déplaisait pas trop ; il aimait à s’écouter souffrir. Le beau mouvement du Saint-Gothard n’avait pas laissé de traces ; ce n’était là

  1. Un petit cœur en or suspendu à un fil de cheveux.