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vrai comique. On était sur le chapitre du roi Cambyse ; Léopold Stolberg venait de raconter comme quoi cet exécrable monstre avait eu l’atroce courage de percer d’une flèche le cœur d’un pauvre enfant sous les yeux même de son père, et cet acte de barbarie excitait toute la chaleureuse indignation du jeune groupe aviné. Tout à coup Mme de Goethe, qui s’était levée un moment pour descendre au cellier, rentre, apportant des provisions nouvelles, quelques-uns de ces rares échantillons des meilleures années qu’on réserve avec soin, et, déposant sur la table les flacons dont un vin empourpré colore la transparence : « Le vrai sang des tyrans, dit-elle, le voilà ; abreuvez-vous-en à votre aise, mais, pour Dieu ! ne me rompez pas davantage la cervelle avec vos harangues à la Brutus. — Oui, messieurs, s’écrie le jeune Goethe en levant son verre, ma mère a raison et vous pouvez l’en croire, le plus grand tyran qu’il y ait au monde est celui dont le sang vous est offert ; n’approchons de lui qu’avec prudence, car il a d’irrésistibles séductions, et son esprit vous ensorcelle. Flatteur, insinuant, despote, je défie qu’on me cite un plus redoutable tyran. Les premières gorgées de son sang vous allèchent ; plus on en boit, plus on devient avide ; une goutte suit l’autre inévitablement, et c’est comme un collier de rubis qu’on craindrait de voir s’interrompre. » On devine que, dans l’intimité de pareilles relations, nos jeunes gens ne devaient pas avoir de secret l’un pour l’autre. La jeunesse, la poésie et le vin vieux aidant, la confiance ne pouvait manquer de venir vite, et d’ailleurs, sur quatre, deux étaient amoureux, Léopold et Goethe ; Léopold, inquiet, ardent, exalté, dans cette crise de la passion où l’amour, chassé du cœur, monte au cerveau et de là s’exhale en fumée ; Goethe, moins turbulent, moins fougueux, s’étudiant lui-même dans les autres, et déjà aimant mieux écrire que parler.

Quelques jours avant de reprendre la poste, les Stolberg proposèrent à Goethe de les accompagner. Un pèlerinage romantique à travers les glaciers de la Suisse répondait à merveille aux sentimentales dispositions où l’amoureux poète se trouvait, et il se laissa facilement persuader. « Dans une ville comme Francfort, écrivait-il lui-même, ces allées et venues continuelles d’étrangers qui se croisent en tous sens et se dirigent sur tous les points du globe, éveillent de bonne heure le goût des voyages. Maintes fois déjà l’idée m’était venue de courir le monde, et je laisse à penser si, dans ce moment où il s’agissait pour moi d’une épreuve sérieuse, d’essayer si je pouvais, à la rigueur, me passer de Lili, où mon état de trouble et d’inquiétude m’interdisait toute œuvre importante, je laisse à penser si,