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GOETHE ET LA COMTESSE STOLBERG.

ligence du sujet, que nous introduisions maintenant un personnage resté dans l’ombre, nous voulons parler de la véritable héroïne de ces lettres de Goethe à Mlle Stolberg, de cette Lili qu’il aima, et dont nous allons essayer de faire connaître le gracieux roman, en nous aidant tantôt de la correspondance en question, tantôt des souvenirs laissés par Goethe lui-même au quarante-troisième volume de ses œuvres complètes.

Pendant l’hiver de 1774, les amis de Goethe, jaloux de présenter à leurs connaissances le jeune homme déjà illustre, se disputaient chacune de ses soirées, et c’était à qui aurait l’honneur de le produire dans le monde, dont la curiosité s’agitait d’autant plus autour de lui qu’il avait jusque-là vécu fort retiré. Un soir, un de ses amis l’emmena au concert chez un M. Schönemann, dilettante par excellence, qui se mourait d’envie d’avoir chez lui l’auteur des Souffrances du jeune Werther. Comme Goethe entrait, la fille de la maison s’asseyait au piano. C’était Lili. Si elle joua ou si elle chanta pendant les quelques minutes qui suivirent, je doute que Goethe l’ait jamais su ; et lorsque Lili, quittant le piano, vint, à travers un nuage de complimens et d’adulations, retrouver sa mère, qui lui présenta M. de Goethe, le jeune vainqueur était amoureux. Lili avait en elle je ne sais quoi de merveilleux et d’enfantin qui la rendait irrésistible ; ses mouvemens étaient agiles, sa démarche leste ; on eût dit une fée mignonne, à voir la grace qu’elle mettait à ployer son joli cou de cygne, tandis que sa petite main s’étudiait à caresser les touffes vaporeuses de ses cheveux blonds. Fille unique de parens qui l’adoraient, recherchée pour sa fortune et sa beauté par tout ce qu’il y avait d’élégant et de noble à Francfort, elle exerça du premier coup sur Goethe cette influence attractive à laquelle nul n’échappait. J’ajouterai à la liste de ses qualités que ce devait être là une franche coquette, et je n’en veux d’autre preuve que ce ton de pieuse mansuétude et de bénévole conviction avec lequel Goethe s’évertue à la mettre à l’abri de tout soupçon qui pourrait l’atteindre de ce côté. Quoi qu’il en soit, la passion de Goethe fut bientôt partagée. À vingt-cinq ans, avec sa bonne mine et son élégance personnelle, Goethe, tout illustre qu’il fût déjà, pouvait se passer à merveille du secours de son nom pour enlever le cœur d’une jolie fille : d’où cependant on aurait tort de conclure qu’il n’entra point, dans les premiers motifs qui décidèrent le penchant de Lili pour le jeune auteur de Werther, un de ces petits sentimens de vanité qu’on ne s’avoue pas à soi-même.