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LA RUSSIE.

fort peu à leur maître. Ce sont des serfs qu’il prend tout jeunes dans un de ses villages, qu’il revêt d’une livrée de jockey, de laquais, qu’il élève plus tard au poste important de cocher ou de valet de chambre, et auxquels il donne de temps à autre une légère gratification. Servitude pour servitude, ils aiment mieux celle de l’hôtel du maître que celle de leur pauvre cabane de paysan, et, une fois qu’ils sont entrés dans cet état de domesticité, ils n’y renonceraient pas volontiers. Il n’y a que le cuisinier dont les idées hautaines contrastent avec cette résignation innée des habitans de l’antichambre ; le cuisinier a des prétentions d’artiste et croit faire beaucoup d’honneur à son maître en lui consacrant, moyennant quelques milliers de francs, le fruit de ses veilles et les inspirations de son génie. L’usage d’avoir des cuisiniers français coûte encore énormément à la Russie. C’est un tribut annuel que nous imposons à ce pays avec celui de nos coiffeurs et de nos modistes.

D’année en année, les vieilles coutumes de la noblesse russe se modifient. Les grossières magnificences d’autrefois font place à des habitudes d’élégance et de comfort. Moscou et Pétersbourg ont ouvert la marche, et les autres villes suivent leur exemple. Je ne sais s’il existe encore dans quelque antique château de l’intérieur de l’empire quelques-uns de ces rudes boyards dont il est si souvent question dans les anciennes descriptions de voyages, qui passaient leurs journées à courir le cerf ou à s’enivrer, et qui, pour se distraire dans une heure d’ennui, faisaient fouetter devant eux un de leurs paysans ; mais assurément on ne voit plus rien de tel dans les deux capitales.

Les gentilshommes russes sont dès leur enfance entourés de maîtres qui leur enseignent plusieurs langues. À l’âge où nous commençons à peine nos études, la plupart d’entre eux, exercés par la conversation journalière, parlent déjà français, russe, allemand avec une irréprochable pureté. Ils entrent ensuite dans une école de cadets ou à l’université ; puis ils voyagent en pays étrangers. Il n’y a qu’à voir dans nos théâtres, dans nos salons, ces grands jeunes hommes à la chevelure blonde, aux manières élégantes, applaudissant avec enthousiasme Mlle Rachel ou Mme Persiani, et, quelques heures après, discutant avec esprit sur le mérite d’un opéra ou d’un livre nouveau, sur le talent d’un orateur de la chambre ou la portée d’un article politique ; ce sont les descendans de ces farouches gentilshommes de l’ancien temps dont on nous a fait une peinture si sombre ; ce sont les fils de ces prétendus barbares du Nord qui viennent modestement s’instruire à l’école d’Athènes.

Les femmes ont la même instruction et le même goût pour la science étrangère. Tous les ouvrages de littérature qui paraissent à Paris sont rapidement envoyés à Pétersbourg et rapidement répandus dans des centaines de familles. Il y a là un tel besoin de lire et de savoir, qu’on recherche avec empressement des livres qui chez nous n’ont pas arrêté un seul regard. Je pourrais citer plus d’un auteur dont les œuvres naissent et meurent parmi nous sous le voile fatal de l’oubli, et qui occupent un rang assez honnête dans l’estime des salons de Pétersbourg. Avec ses mille préoccupations de chaque jour, ses