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qué de tous côtés la hauteur à laquelle l’eau s’était élevée. Quelques pouces de plus, et la ville était perdue.

La Perspective de Newsky est la rue la plus longue, la plus riante et la plus animée de Saint-Pétersbourg. Elle aboutit, d’un côté, à la façade de l’Amirauté, et s’étend au-delà du pont Anischkoff. C’est le boulevard Italien, le Regent-Street de cette capitale du Nord, le foyer du luxe, le centre du mouvement. C’est là que se révèle surtout le caractère varié, cosmopolite de cette cité, bien plus européenne que russe : des enseignes bariolées et revêtues d’inscriptions en toute sorte de langues, des librairies françaises, allemandes, anglaises, cinq églises appartenant à cinq religions différentes, des hôtels de grands seigneurs et des magasins éblouissans de marchandises et de modes de Paris ; à côté du bijoutier de Tula, le tailleur de Berlin ; en face du marchand de cuirs d’Astracan, la porcelaine de Sèvres mêlée à celle de Russie ; le riche bazar anglais, qui paie 50,000 roubles de loyer par an, côte à côte avec le confiseur russe. La rue fuit en ligne droite, comme une vraie perspective. Sur toute sa longueur, elle est bordée d’un excellent pavé en bois et de larges trottoirs. Au milieu est l’immense édifice de Gastinnoi Dvor, ville de boutiques et de comptoirs, amas gigantesque de toutes les denrées du Nord et de l’Orient, de toutes les productions de l’industrie nationale et de l’industrie étrangère. Là se presse une foule de marchands et d’oisifs, de filous expérimentés et de chalands précautionneux, de juifs et de chrétiens, de bourgeois et de soldats. C’est aux environs de ce bazar et le long des maisons qui aboutissent à l’opulente librairie de M. Bellizard que les gens du monde et les désœuvrés de toute sorte s’en vont respirer le grand air et flâner capricieusement vers les deux ou trois heures de l’après-midi. Je ne connais pas un spectacle plus vivant, plus curieux, que celui-là, un coup d’œil plus pittoresque et plus mobile. On dirait un panorama dont les différentes images changent à tout instant, un caléidoscope dont les figures et les couleurs se reproduisent sans cesse sous des formes et des nuances nouvelles. Vous apercevez le dandy, rasé, parfumé, serré dans son gilet de cachemire, à côté du moujik au large caftan et à la longue barbe, qui se fait une gloire de garder l’antique costume et les mœurs primitives de ses pères. Le mahométan passe la tête haute devant l’église que le Russe salue en se signant trois fois ; l’Arménien croise le catholique ; la lourde charrette du paysan finlandais s’avance péniblement à la suite de la kibitka polonaise. Un feldjager, le manteau gris sur les épaules, le plumet blanc sur le chapeau, part au galop, Dieu sait pour quel lointain district. Ces feldjagers sont les courriers particuliers de l’empereur ; ce sont eux qui, par l’incroyable rapidité de leur marche, rapprochent les immenses distances qui séparent Saint-Pétersbourg des frontières de l’empire. Assis sur une mauvaise charrette sans ressort et sans dossier, dont ils doivent changer à chaque relais, ils entreprennent des voyages de plus de mille lieues, et s’en vont nuit et jour, sans prendre de repos et sans dormir. C’est l’un des plus cruels métiers qui aient