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toisie envers l’étranger. J’en citerais avec plaisir plusieurs, si je n’avais de bonnes raisons de croire qu’ils n’ont nulle envie de voir leur nom imprimé. Quant à la police, comment faire pour la dépeindre avec tous ses attraits et tous ses charmes ? C’est la grace en personne et l’urbanité même. Elle est coquette comme une jeune fille et mielleuse comme un faiseur de madrigaux ; elle porte sur ses épaules un habit vert, symbole d’espérance, et un collet bleu comme l’azur du ciel. Je cherchais toujours sous ses broderies en or, sous ses rubans moirés, quelque griffe cachée, quelque pointe de hallebarde, et, de quelque côté que je me tournasse, je ne rencontrais qu’un regard velouté et un sourire caressant. Il y a surtout à la chancellerie de M. le comte de … un petit général qui est chargé de recevoir les étrangers et qui parle comme un livre. Il a des complimens comme ceux de Vadius, et des épigrammes noyées dans des flots d’encens. À l’entendre, rien ne lui plaît plus que de voir les Français venir en Russie, et il voudrait qu’ils y restassent long-temps ; leurs observations l’intéressent, leurs récits de voyage l’enchantent. Qu’une fois cette belle harangue finie, il dépêche un ou deux de ses agens à la suite de ces Français qu’il est si heureux de voir, que le domestique qui les sert, le maître d’hôtel qui les héberge, soient chargés de surveiller leurs occupations et de rendre compte de leurs démarches, c’est ce qui me paraît au moins fort probable ; mais cette inquisition journalière s’opère en silence et sans qu’on s’en aperçoive. Les ressorts de la police sont cachés comme ceux d’une montre sous un cadran d’émail ; on sait qu’ils existent, qu’ils tournent régulièrement dans le cercle qui les renferme, on n’en distingue pas les mouvemens, et on serait tenté parfois de les croire arrêtés, lorsqu’un beau jour les voilà qui sonnent l’heure fatale, et un homme que vous avez rencontré vingt fois, errant d’un pas de flâneur sur la Perspective, ou lisant d’un air fort grave les journaux au café Béranger, vient très poliment prier l’étranger de vouloir bien partir dans vingt-quatre heures, ou le citoyen russe de monter dans une kibitka qui va le conduire au-delà de l’Oural, dans la Sibérie, que l’on dit être fort belle.

La police des rues s’exerce avec le même silence que celle de l’intérieur des maisons. En allant de côté et d’autre, on ne rencontre point de sergens de ville, point de gendarmes à pied ou à cheval. De distance en distance, on aperçoit seulement la petite cabane du boutschnik. Il y a là trois hommes vêtus d’une redingote militaire, qui se promènent tour à tour devant leur corps-de-garde avec une hallebarde et un sifflet dont ils se serviraient au besoin pour appeler à leur secours le poste voisin. Il est rare qu’ils soient obligés d’en venir à cette extrémité. Leur plus fréquente occupation consiste à relever quelques hommes du peuple jetés par l’ivresse sur le pavé, ou à rappeler à l’ordre quelques cochers de fiacre imprudens. Le reste du temps, ils peuvent dormir en paix dans leur gîte, ou s’asseoir paresseusement au soleil. Leur place leur a été accordée comme une retraite. La plupart d’entre eux ont été militaires, et on leur donne, après vingt ou trente ans de service, cet emploi d’agent de police comme on donne chez nous les invalides.