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LA RUSSIE.

routes, elle répand partout ses germes, comme ces semences légères que le vent emporte sur ses ailes d’une contrée à l’autre. Nul cordon sanitaire n’en peut arrêter la marche.

Jusqu’à présent l’instruction, la science, les œuvres de l’art et de la civilisation sont restées concentrées dans les hautes classes de la société. Le gouvernement, les nobles, les riches particuliers, sont seuls possesseurs de ce nouveau domaine, comme de l’ancien domaine territorial. Le peuple est encore plongé dans une ignorance profonde, dans le sommeil de l’indifférence et les ténèbres de la superstition. Cultiver ses terres et celles de son seigneur, gagner son existence à la sueur de son front, soit par le labeur de la charrue, soit par quelque métier, se prosterner et se signer devant chaque église et chaque croix qu’il rencontre, voilà tout son savoir et toute sa religion. On peut dire sans exagération que les quatre cinquièmes des paysans russes ne savent ni lire ni écrire. Ils ne savent pas même, pour la plupart, prononcer une prière dans leur église. Le signe de croix remplace pour eux toutes les invocations. Les prêtres, qui devraient les éclairer et les instruire, sont en général trop ignorans eux-mêmes ou trop insoucians pour remplir cette noble mission, et l’état précaire dans lequel ils vivent, ou pour mieux dire leur pauvreté, ne leur permet pas d’avoir sur leurs paroissiens l’influence légitime qui résulte d’une honnête aisance. Toutefois, ce peuple si ignorant encore, si abandonné à lui-même, a été doué par la nature d’une aptitude merveilleuse à comprendre et à saisir tout ce qui s’offre à son instinct. La misère, le besoin, qui souvent amortissent ou brisent les ressorts de l’intelligence, éveillent au contraire celle du paysan russe, et l’obéissance est pour lui un mobile puissant. Dans les régimens russes cantonnés loin des villes, le chef fait de ses soldats tout ce qu’il veut ; il dit à l’un : Toi, tu seras cordonnier ; à un autre : Tu seras tailleur ; à un troisième : Tu seras maréchal-ferrant ; et ces hommes prennent les ustensiles du métier qui leur a été assigné et deviennent ce qu’on leur a ordonné d’être, ouvriers patiens et laborieux, souvent artisans habiles. Dans les campagnes, il en est qui, trouvant par hasard un livre, ont appris à lire, puis se sont efforcés d’avoir d’autres moyens d’instruction, et ont acquis ainsi des connaissances remarquables, tout en continuant à labourer le sol et à charrier leurs denrées. Je sais un jeune serf qui, de sa propre impulsion, s’est dévoué à l’étude de la médecine. À force de relire et d’analyser les livres dont il a besoin et qu’il n’a réunis qu’après de longues recherches, ce jeune homme est parvenu à subir un examen très honorable devant une faculté. Aujourd’hui il est installé comme médecin dans la propriété seigneuriale à laquelle il appartient. Dans les villes, il y a un grand nombre de serfs qui, partis tout jeunes de leur cabane avec la permission de leur maître, se sont faits, par leur industrie, une haute position de fortune. M. Scheremetieff compte parmi ses serfs plusieurs millionnaires. Le gouverneur d’une des premières forteresses de l’empire et le premier fabricant de tabac de la Russie ont été serfs. Un des plus riches marchands de Moscou ne sait pas même lire les traites qu’il doit payer ; on ne lui a jamais