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LA RUSSIE.

pain et six kopecks d’argent par jour (environ quatre sous de France) avec lesquels ils achètent à un prix déterminé par la taxe ce qu’ils veulent pour leur nourriture. Ils ne sont d’ailleurs astreints à aucun travail, ce qui est encore un vice de plus dans l’organisation de cette prison.

Les femmes seules sont forcées de travailler ; elles ont des quenouilles, des métiers, et doivent accomplir chaque jour une certaine tâche ; mais il n’en résulte pour elles aucun bénéfice, le produit de leur travail appartient à l’état. Les malheureuses étaient debout, alignées le long des murailles, quand nous entrâmes dans leur atelier. Elles avaient paré cet atelier pour nous recevoir, elles avaient formé avec du gazon et des branches de sapin une sorte de parterre émaillé sur le plancher. Ces riantes dépouilles de la nature au milieu d’une prison, ces meubles du cachot nettoyés, frottés pour tromper nos regards, ce cortége cérémonieux qui nous accompagnait dans notre visite, et ces victimes immobiles et silencieuses offertes à la froide curiosité de notre escorte, formaient un affligeant spectacle. Quand nous sortîmes de cette salle, il me sembla que je commençais à respirer, et, quand le concierge vint d’un air enjoué me demander si je ne voulais pas continuer ma visite, je me hâtai de le congédier, car je ne me sentais pas le courage de contempler plus longtemps une telle infortune avec l’impuissance d’y apporter quelque adoucissement.

Il y a encore à Abo une maison de correction pour les femmes condamnées seulement à une détention temporaire ; les unes filent, les autres tissent le chanvre ou la laine, et d’autres encore sont occupées à coudre les vêtemens à carreaux jaunes et gris que portent les prisonniers du château. Deux femmes ont demandé dernièrement comme une faveur à être enfermées dans cette maison ; elles n’avaient plus ni asile, ni famille, n’osaient pas mendier et ne trouvaient point d’ouvrage ; la prison leur offrait un refuge, un rouet et six kopecks par jour : elles y sont entrées.

L’église d’Abo est un monument intéressant, non par son aspect extérieur, qui est lourd et grossier, mais par sa structure intérieure, qui porte le cachet de trois époques différentes. Cette cathédrale a été le berceau du christianisme en Finlande ; c’est là que fut établi le premier siége épiscopal, c’est là que les familles nobles se glorifiaient d’être enterrées. Tous les caveaux des chapelles sont remplis d’ossemens, quelques-uns sont revêtus d’inscriptions et ornés de monumens splendides. Là est l’épitaphe de Catherine Morsson, cette fille du peuple que le roi Éric XIV fit reine de Suède, et qui, après avoir porté la couronne, vint mourir obscurément en Finlande, tandis que son royal époux mourait en prison. Au fond de la même chapelle, on aperçoit deux statues en marbre blanc de grandeur naturelle debout sur un sarcophage supporté par des colonnes de marbre noir : c’est le petit-fils d’Éric XIV, le riche et puissant Clas Tott avec ses cuissards ciselés et son armure de guerre, et sa femme revêtue d’une longue robe brodée, parée de ses colliers et de ses bracelets comme pour un jour de noces. Dans une autre est le monument de Stalhandsk, l’un des généraux de la guerre de trente ans.