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porte est conduit par six hommes. Lorsque le vent est bon, le trajet se fait en peu de temps. On reçoit souvent à Abo des lettres de Stockholm en trois jours. Lorsque le golfe et la mer sont couverts de glace, les bateaux font place aux traîneaux, le voyage est rapide et facile ; mais à la fin de l’automne, et vers le printemps, parfois aussi dans les mois d’hiver, quand la température est trop douce, comme l’hiver dernier, par exemple, c’est une rude tâche à remplir que de s’en aller du port d’Abo à celui de Grissel Hamn. La mer est çà et là libre, çà et là parsemée de bancs de glace. Il faut alors naviguer avec des bateaux à patins que tantôt on traîne sur les glaçons épars, que tantôt on conduit sur les vagues, ici avec la rame et la voile, là avec des crochets. Souvent, au milieu de cette excursion, le vent s’élève tout à coup, charrie les glaçons flottans et emporte loin de son but la pauvre barque ; souvent une brume épaisse enveloppe le ciel, les vagues, et dérobe aux bateliers la route qu’ils doivent suivre ; mais ces hommes, habitués à tous les caprices des élémens, ont une merveilleuse aptitude à reconnaître d’avance le danger qui les menace. Dès le jour du départ, le pilote étudie l’atmosphère et distingue dans la couleur de l’horizon, dans le souffle du vent, dans un nuage presque imperceptible, le temps qui se prépare. S’il prévoit un orage, il ne tente pas le trajet ; si les présages sinistres se révèlent à ses regards exercés quand il est déjà en route, il se hâte de virer de bord, et regagne la côte au plus vite. Quelquefois les dépêches restent ainsi deux ou trois semaines dans diverses stations, et les paysans qui sont obligés de venir à jour fixe les chercher à un certain bureau pour les transporter à un autre doivent les attendre patiemment. Tout ce transport d’hiver et d’été ne coûte pas à l’état douze mille francs par an. Je laisse à penser quelle faible indemnité les pauvres paysans condamnés à tant de jours d’attente, à tant de fatigues et de dangers, perçoivent sur cette somme quand on en a déduit le traitement des maîtres de poste et les frais d’entretien des bateaux. Cependant ils acceptent avec une touchante résignation les rudes travaux, les froids hivers, les orages et les déceptions ; ils aiment leurs îles arides, comme nos paysans de la Franche-Comté aiment leurs montagnes, et ces Îles ont parfois une imposante beauté.

Quand les employés de la douane eurent visité notre bateau, il nous fut permis de descendre à terre pendant que l’infatigable Murtaia, non content de son énorme cargaison, allait encore se charger de plusieurs cordes de bois. J’entrai dans une maison de paysans assez pauvre en apparence, mais très propre : de petites branches de sapin dispersées sur le plancher, quelques chaises en bois ; au fond d’une alcôve un lit recouvert d’une toile très blanche, et sur les murailles quelques grossières gravures chargées d’ocre et de carmin, représentant les héros du peuple, Napoléon et Charles XII, tel était à peu près l’aspect de la chambre d’apparat où le paysan me fit entrer fort respectueusement, son bonnet à la main. Tandis que la maîtresse de la maison allait me chercher une tasse de lait, je causais avec lui, et je lui demandais s’il était d’origine finlandaise ; — Non, me répondit-il avec orgueil, mes parens