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LA RUSSIE.

de forme et de couleur ; c’est la syrène antique dont la voix caressante et plaintive, inquiète et irritée, séduit, fascine, épouvante le voyageur.

Vers le soir, nous arrivâmes aux îles d’Aland, et nous jetâmes l’ancre devant le hameau de Degerby pour attendre les douaniers qui devaient visiter le bâtiment. Ces îles, occupées par une colonie suédoise, ont été longtemps réunies à la Suède. Depuis le traité de 1810, elles appartiennent à la Russie et lui servent d’avant-poste sur la mer Baltique. Par leur situation, elles menacent à la fois le centre de la Suède et les côtes septentrionales du golfe de Bothnie. En cas de guerre, elles pourraient être un point de ralliement pour une flotte considérable. La Russie les fait fortifier par les bastions qu’on élève à Bomarsund ; elle y fera sans doute encore creuser un port, et alors elle aura une position redoutable en face de toute la péninsule scandinave. Ces îles, coupées par des baies profondes parsemées de rochers et d’écueils, ne sont guère peuplées ; on y compte huit églises, sept chapelles, et environ quatorze mille habitans ; elles forment un des districts de la province d’Abo. La plupart des habitations sont situées sur la côte, l’intérieur des terres est hérissé de sapins et peu cultivé. La demeure du paysan est construite sur le même plan que celle des paysans de la Suède ; c’est une maison en bois, peinte en rouge, avec quelques cabanes dispersées çà et là, servant de grange, d’écurie et de laiterie. Chacune de ces habitations forme une petite colonie à part où le père de famille est tout à la fois, comme en Norvége, batelier, charron, serrurier, où sa femme et ses filles tissent et façonnent elles-mêmes le linge et les vêtemens. Séparés l’un de l’autre par plusieurs milles de distance, les paysans ne se réunissent que le dimanche à l’église, où ils se rendent l’été avec leurs barques, l’hiver avec leurs traîneaux. Ils n’ont point d’école sédentaire et point d’école ambulante, comme dans quelques provinces de la Suède ; eux-mêmes doivent apprendre à lire et à écrire à leurs enfans. C’est un devoir qu’ils accomplissent très scrupuleusement, sous la surveillance du prêtre. Plusieurs paroisses sont occupées par des familles fort pauvres qui n’ont pour toute ressource que la pêche ; d’autres cultivent quelques champs d’orge et de pommes de terre, et joignent à cette récolte assez précaire le produit d’un troupeau de vaches et de moutons, de leur chasse dans les forêts, de la vente de leur bois, et de leur commerce de transport. Tous les paysans de cet archipel sont bateliers, et presque tous bateliers habiles et courageux. Dès leur enfance, ils apprennent à gouverner une barque, à tourner un écueil, à reconnaître leur route par le contour des îles et la cime des montagnes ; ils se mettent comme des charretiers au service des marchands, et transportent du bois, du poisson, toute sorte de denrées d’un bout du golfe de Bothnie à l’autre, et des ports de Russie aux différens ports de Suède. Ce sont eux qui font tour à tour le service de la poste, de Finlande en Suède. C’est une corvée imposée au sol qu’ils occupent, une corvée pénible, dangereuse, à laquelle le modique salaire qu’ils reçoivent de l’état pour chaque voyage n’est qu’un faible allégement. En été, cette poste part deux fois par semaine d’Abo pour Grissel Hamn, en hiver une fois ; le bateau qui la trans-