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LA RUSSIE.

je remarquais un grand homme à l’œil brûlant, à la figure presque aussi noire que celle d’un nègre, portant une longue redingote d’une façon étrange et un turban en mérinos noir. Cet homme était né à Madras ; son métier est de tenir en équilibre des anneaux de cuivre sur le bout de son nez et d’avaler des barres d’acier. Je ne sais si c’est en Europe ou en Asie qu’il a appris cette estimable profession ; quoi qu’il en soit, on dit qu’il l’exerce avec une parfaite légèreté. Il y a des hommes dont la vie est comme une amère parodie. Avec sa mâle et vigoureuse physionomie, ses cheveux touffus, ses prunelles de feu étincelant sous de noirs sourcils, cet homme semblait fait pour marcher le sabre à la main à la tête d’une tribu révoltée, et à certaines heures du soir il se met complaisamment au service du public. Dans les chaudes régions de l’Orient, il serait peut-être devenu un de ces aventuriers fameux dont le nom se perpétue par les traditions populaires, et en Europe il n’a rien trouvé de plus utile que de se poser des anneaux de cuivre sur le nez et d’avaler des barres d’acier.

Il y a quelques années que ce jongleur, allant de ville en ville pour montrer la souplesse de ses muscles, s’arrêta à Stockholm. Il entre un jour dans une boutique pour faire une emplette ; on lui demande un prix exorbitant ; une jeune fille qui se trouvait là par hasard s’écrie : C’est une honte que vous traitiez ainsi cet homme parce que vous voyez qu’il est étranger ; vous lui proposez l’objet qu’il veut acheter à un prix double de celui pour lequel vous me l’avez vendu. Et elle sort ; le jongleur, qui avait compris son généreux plaidoyer, la suit avec reconnaissance ; il la retrouve le lendemain, puis un autre jour, puis enfin il la demande en mariage. C’était la fille d’un prêtre suédois sans fortune qui n’avait d’autre ressource que de devenir maîtresse de pension ou demoiselle de comptoir. Elle accepta l’offre de l’Indien, seulement elle exigeait qu’il changeât de religion ; le jongleur y consentit, l’amour lui grava dans le cœur l’adorable verset de la Bible : Populus meus, populus tuus, et Deus tuus, Deus meus. Ce fut le vénérable évêque Franzen qui se chargea de convertir à la loi de l’Évangile le sectateur du culte de Brahma ; tout alla bien jusqu’au jour où le maître voulut enseigner à son disciple qu’il fallait pardonner à ses ennemis. Ah ! ceci est par trop fort, s’écria l’homme de l’Orient : « comment voulez-vous que je pardonne, moi à qui mes pères ont légué en mourant cinq à six vengeances héréditaires ? » Les douces remontrances du prêtre, les paroles encore plus douces de sa fiancée, lui firent franchir ce dernier obstacle, et il finit par réciter assez pieusement le Pater, y compris ce difficile passage : Pardonnez-nous nos péchés comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Depuis ce temps, le descendant de Brahma et la fille du prêtre suédois, l’homme de l’Orient et la femme du Nord, vont par le monde dans un parfait accord. La jeune Suédoise aux blonds cheveux chérit son noir époux, et le regarde avec admiration faire ses tours de souplesse. Quelqu’un lui disait un jour : Comment avez-vous pu vous décider à vous marier avec ce nègre ? — Ôtez-lui sa couleur, répondit-elle,