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cadrent, il offre une surface brillante et polie sous laquelle on ne sent rien d’humain. M. Lemercier a placé dans la bouche de Frédégonde une invocation à la Mort, qui termine le second acte de sa tragédie. Certes, il n’y a qu’une pensée fort banale sous ces vers dont la forme est des plus ampoulées : eh bien ! à cet endroit, Mlle Rachel trouve moyen de s’entourer d’une grande et sombre poésie dont on se sent l’ame toute pénétrée. Elle m’a rappelé en ce moment la Médée antique. L’effrayante magie de ses accens fait apparaître à ses côtés le fantôme qu’elle évoque. Cette horreur suprême que Michel-Ange trouvait dans les tons de la couleur, Dante dans les mots du langage, Mozart et Weber dans les sons de la musique, elle la trouve dans les inflexions de sa voix.

C’est au troisième acte qu’est la grande scène de la tragédie : Frédégonde et Brunehaut sont mises en présence l’une de l’autre. M. Népomucène Lemercier a tracé avec vigueur dans sa préface les traits qui doivent distinguer les deux reines : « Dans l’une, dit-il, la brutale énergie que déploient la tyrannie parvenue et la royauté de fortune, dans l’autre l’aveugle présomption qui égare la royauté anciennement héréditaire. La première est inculte dans son noir génie, la seconde cultivée par l’éducation de son rang illustre et par l’habitude des intrigues de cour. » Mlle Rachel nous a traduit ces pensées que le poète n’a pas su exprimer dans ses vers aussi bien que dans sa prose. Quand elle aborde Brunehaut en l’appelant : Grande et noble princesse, il est impossible de rendre le ton de sarcasme insultant et haineux qu’elle met dans ces mots. C’est la fille du peuple qui se révolte avec une colère de damné contre le seul bien qu’aucun crime ne peut lui conquérir. Mlle Rachel nous avait montré dans Hermione les emportemens du sang royal, elle nous montre dans Frédégonde comment bouillonne le sang populaire. La reine altière et dissimulée redevient un instant la fougueuse courtisane qu’un caprice amoureux et des coups de poignard ont fait monter sur le trône. Dans tout le cours de cette scène, où Mlle Rachel mêle à son écrasante ironie les élans d’une joie sauvage, l’admiration frémissante du public ne s’est pas lassée un seul moment.

Frédégonde, dont la présence continue à se faire sentir dans la pièce, reparaît au cinquième acte. Elle a réussi, par ses artifices, à empoisonner le fils de Chilpéric, Mérovée, qui a pris pour un envoyé de son père l’assassin que sa marâtre avait chargé de lui porter la coupe mortelle. Frédégonde cherche à tromper son époux sur les causes qui ont produit le trépas du jeune prince, quand celui qu’elle croyait mort vient tout à coup se traîner entre elle et Chilpéric. Une fatale volonté de la Providence veut que l’agonie de Mérovée se prolonge assez pour qu’il puisse reconnaître de quelle main est parti le coup qui l’a frappé. Mlle Rachel tient tout ce qu’on peut attendre d’elle dans cette forte situation. Ce n’est point l’effroi rédempteur du remords qui paraît sur son visage pendant tout le temps que Mérovée met à expirer ; c’est une terreur perverse et maudite, cette terreur qui rend le crime plus effroyable