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que cinq minutes de loisir, profitez-en, jouissez-en plutôt que de devenir l’esclave de ces doux messieurs. Ils sont plus Turcs que des Tartares et plus Tartares que des Turcs, lorsqu’ils ont un pauvre écrivain à leur merci. Jusqu’à ce jour ils ne vous ont pas tenu ; craignez leurs griffes et sauvez-vous. Je ne connais pas un être, devenu le nègre de ces rois, qui ne préférât être tisserand, vannier, savetier, remouleur. Vous ne savez pas quels rapaces personnages ce sont ! Demandez à Byron, à Southey, aux meilleurs, aux plus grands. Oh ! vous ne savez pas, puissiez-vous ne jamais savoir les misères d’une vie gagnée à la pointe de la plume, l’esclavage effroyable que c’est de dépendre d’un libraire, de faire de sa cervelle une écritoire, un pot à bière et un objet de spéculation pour autrui ! D’ailleurs tout éditeur nous hait ; il doit nous haïr : il a l’argent, nous avons la gloire. Il est très satisfait quand nous mourons de faim ; cela le venge et l’assure de son pouvoir. Nous sommes leurs ouvriers, et nous leur volons la considération et le crédit ! Ils nous tordraient le cou pour mettre un denier dans leur poche ! À votre comptoir, cher Barton, et fuyez la vie littéraire ! » Considéré comme thèse générale, un anathème aussi foudroyant ne peut être équitable, mais il faut bien que cette violente sortie ait quelque fonds de vérité ; peu de temps auparavant, le même Barton avait reçu de lord Byron les mêmes avis : « Ne vous fiez jamais au métier d’auteur ; faites-vous indépendant, afin que l’on vienne à vous. Si vous restez dépendant, vous verrez ce que c’est que de vendre sa pensée à qui la méprise. » Malgré ces déboires, Lamb se taisait. Il était commentateur, traducteur, annotateur, essayiste, et n’arborait pas écriteau de génie. Il collaborait aux journaux modestement, toujours fort maltraité par ceux qui, en Angleterre (à Dieu ne plaise que je médise de la France !), ne jettent l’argent et n’offrent la révérence qu’à ce qu’ils redoutent. Il a passé simplement, doucement, timidement, presque sans renommée. Il survit à ceux qui le dédaignaient, et après lui, quelque bon qu’il fût, il en a flétri plusieurs, juste et souveraine vengeance[1].

  1. Ce sont les critiques les plus distingués de l’Angleterre qui ont assuré à Charles Lamb sa place définitive. Il faut consulter à ce sujet non les recueils intéressés à faire valoir leurs protégés vivans, mais Hazlitt, Coleridge, Southey, Macaulay, Allan Cuningham. En général, chacun des éditeurs importans est possesseur d’une revue dans laquelle il a soin de prôner sa marchandise ; les libraires Chapmann et Hall, qui publient les œuvres de Dickens, publient aussi le Foreign Quarterly, dans lequel Dickens lui-même attaque ceux qui l’attaquent, etc. Quant aux œuvres