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LE DERNIER HUMORISTE ANGLAIS.

gulièrement en 1818. Cette impression était-elle exacte ? Je n’en jurerais pas ; c’est ainsi que la gamme des nuances qui embellissent Chancery-Lane a déteint sur mon imagination, jeune alors. Là j’ai vu Charles Lamb, le charmant humoriste ; là j’ai fait mes premières armes littéraires. Il eût écrit à propos de Chancery-Lane une digression délicieuse, lui, le prosateur naïf et fin, — une de ces pages nonchalantes, babillardes et descriptives, amusantes pour le lecteur, et (ce qui vaut aussi quelque chose) pour l’auteur.

Ce coin de Londres et l’imprimeur Valpy, qui l’habitait, ne me préoccuperaient pas aussi vivement, si ce n’était le fond de la scène et le vrai paysage sur lesquels se détache l’étrange figure dont j’ai à parler. Que les bourgeois de Londres me pardonnent. Peut-être leur Chancery-Lane est-il aujourd’hui une très belle rue, comme la rue de Rivoli, ou le Corso ; — en pierre de taille ou en marbre, avec des cascades jaillissantes, et des iris qui frémissent sous le soleil. Peut-être me suis-je trompé. J’avais quelque quinze ans. Cette espèce de carrefour de l’enfer, triste passage entre deux rues tristes, avec son double régiment de grilles de fer me portant les armes, et ces maisons rechignées des avoués et des huissiers, rouges et menaçantes, se dressent encore devant moi. Je vois les garçons imprimeurs couronnés de papier (couronne de leur état, blason irréprochable), et la caverne littéraire, l’antre de Trophonius, l’atelier Valpy, qui occupait une des extrémités de ce mystérieux recoin. Voici la petite porte où entraient incessamment des rames de papier blanc, pour en ressortir sous forme de dictionnaires et de Gradus. C’était là, chez l’imprimeur Valpy, que se pétrissait toute la pâte érudite employée à l’alimentation d’Oxford, d’Eton et de Cambridge, éditions variorum, traductions, annotations, élucubrations classiques. Les accens grecs pleuvaient comme grêle dans cet antre où vingt maigres jeunes gens pâlissaient sur l’épreuve grecque, et pourchassaient l’accent rude hors de sa place avec une ferveur acharnée. Singulier souvenir et qui me plaît ! Il me rappelle Charles Lamb et ses amis les cockneys, Valpy et ses savans, et la première lecture de Wordsworth près de la rivière Serpentine, et la révolution littéraire à laquelle j’assistai là-bas, et les étranges sermons d’Irving, et toute cette vie originale des humoristes et des penseurs anglais, que je partageai tout jeune encore, et que la Grande-Bretagne a le malheur de perdre depuis que le continent la civilise et la polit à son image.

Peu de savans en Europe, ou de quarts de savans, en us, en os, et en phaleg, ont échappé à la nécessité de connaître James Valpy,