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LE CONNÉTABLE DU GUESCLIN.

Le sentiment de la condamnation qui pèse sur la France pendant la captivité du roi Jean et la régence du duc de Normandie, le désespoir produit par cette continuité de désastres dans les rangs du pauvre peuple, se révèlent à chaque instant dans la chronique de Cuvelier, malgré la symétrique impassibilité de ses formes narratives. Au début du poème, la France est un doux jardin ; mais ce jardin est couvert d’épines que les mains du vaillant chevalier breton sont appelées à arracher pour lui rendre sa splendeur première.

Car li plus beaux jardin qui fu soulbs firmament
Et que Dieux ama plus et aime fermement
Estoit si encombrez environnéement
De ronces et d’espines, d’orties ensement,
C’onques mais ne fust, si ce scet-on vraiement.
Mais Bertran li gentilz, qui tant et liardement
Les aida à coper et r’oster laidement
Ainsi com vous orrez, si vous vient à talent.

L’effet du poème, comme celui de toutes les épopées, consiste dans le contraste entre cette situation et celle qu’amènera bientôt l’intervention providentielle de l’homme prédestiné à changer le cours des choses. La foi populaire entoure sa tête d’une sorte d’auréole ; sa mission lui est assignée. Dès sa plus tendre jeunesse, Merlin, le barde des deux Bretagnes, l’a prédite dans ses chants consacrés ; elle est révélée à ses parens, pour lesquels il fut long-temps un objet de repoussement et de haine. Au début de l’ouvrage et à l’entrée de cette grande vie, on trouve l’épisode charmant et si connu de la religieuse apercevant Bertrand relégué à la table des domestiques, et s’arrêtant devant le petit malheureux, dont elle saisit la main pour y lire le mystère de sa destinée :

Celle percut sa chaire et ses mains regarda
Et sa phizonomie moult bien considéra.
Ne sais ce qu’elle y vit, ni quelle en devisa ;
Mais tout ce qu’elle en dit et quelle en proposa
Advint depuis ce di et depuis ce fait là.
Dame, dit-elle à lui, oez mon jugement ;
Je vous jure sur Dieu et sur mon sacrement
Que cest enfant ici que là voi a présent,
Que vous tenez ainsi maleureusement,
Si sera tant heureux et de tel hardement
C’onques si grant honneur n’orent tuit si parent,
Car je voi desur lui un tel avènement
Que j’oblige mon corps, se je vif longuement,

TOME XXXII.
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