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ESSAIS D’HISTOIRE LITTÉRAIRE.

au théâtre comme de toutes les chutes possibles : on se relève de bonne grace en tâchant de mettre les rieurs de son côté par sa belle humeur, ou l’on se relève sombre et courroucé, promenant des regards pleins d’anathèmes sur tous ceux qu’on croit surprendre avec une physionomie railleuse ; c’est de cette dernière façon que M. de Balzac s’est relevé. Il a voulu que le public apprît toute la puissance du génie qu’il venait d’outrager, et il a entrepris la publication gigantesque de la Comédie humaine. La Comédie humaine est accompagnée d’une préface où nous sont expliqués les mystères d’un travail immense de création que jusqu’alors nous avions eu sous les yeux sans parvenir à le comprendre. M. de Balzac a conçu le plan d’une œuvre qui embrasse à la fois l’histoire et la critique de la société, l’analyse de ses maux et la discussion de ses principes ; ce sont là ses propres expressions. Long-temps il n’a point daigné nous expliquer ce plan, qu’il n’a jamais perdu de vue ; seulement, quand on adressait un reproche à une de ses œuvres, il souriait dédaigneusement, comparant en lui-même ceux qui le blâmaient à des hommes qui reprendraient un architecte, dont les conceptions leur seraient inconnues, sur sa façon de poser ses premières pierres. À présent que son monument est presque achevé, que nous pouvons, en levant la tête et en nous tenant à distance, embrasser l’ensemble de l’édifice, il nous permet enfin un jugement dans lequel il consent à nous guider. M. de Balzac se jette alors dans un dédale de dissertations où je ne prétends certes pas le suivre : il parle de Geoffroy Saint-Hilaire et de Cuvier, de Kant, de Leibnitz et de Bossuet. Il examine la religion, le code civil et tous les systèmes de philosophie qui se sont succédé depuis que l’humanité s’est surprise à penser. Il n’est pas un de ses livres qui, à notre insu, n’ait confirmé ou combattu quelque illustre opinion. En lisant le Père Goriot ou la Vieille Fille, on lisait sans s’en douter une réfutation de Bacon ou de Montesquieu. L’auteur de Vautrin et de Quinola cite, en disant qu’il s’y est toujours conformé, le précepte de M. de Bonald : « Un écrivain doit se regarder comme un instituteur des hommes. » On l’a accusé d’immoralité ; mais c’est le reproche qui fut adressé également à Socrate et à Jésus-Christ. Une pareille préface n’est-elle point la fatale conclusion de toute la vie de M. de Balzac ? Son orgueil, en croissant toujours, a fini par l’amener au point où nous le voyons aujourd’hui. D’abord il n’avait la prétention que d’être un romancier comme Richardson ou Walter Scott, et c’était une prétention qu’il pouvait rendre légitime ; puis il