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ESSAIS D’HISTOIRE LITTÉRAIRE.

merces amoureux de leur époque. M. de Balzac a fait bien pis que de parler le langage des précieuses ridicules de son temps, il a composé une langue tout entière à leur usage.

La préface du Père Goriot est encore plus amère que celle du Lys dans la Vallée. M. de Balzac y déclare à son époque qu’elle est lâche et voleuse, et que, s’il travaille pour elle, c’est qu’il faut obéir à la nécessité, dont les créanciers sont ici-bas les représentans. Le récit qui vient ensuite est tel qu’un pareil exorde peut le faire conjecturer. Suivant l’auteur du Père Goriot, la vie sociale est une énigme dont le bagne connaît seul le mot. M. de Balzac est poursuivi d’une idée fixe à laquelle il a consacré déjà plusieurs romans et ses deux drames : c’est que, pour réussir dans le monde, il est indispensable d’avoir un forçat au nombre de ses amis. Ni les dons heureux de l’esprit, ni les qualités entraînantes du cœur, ne lui paraissent suffire à frayer un passage à ceux qui débutent. L’axiome dont le Père Goriot fut un des premiers développemens, et que vient de nous rappeler Quinola, pourrait se formuler ainsi : Les portes ne s’ouvrent qu’avec de fausses clés. Le Père Goriot commença à exciter ces rumeurs qui éclatèrent avec tant de violence dans le public à l’apparition de Vautrin sur le théâtre. Il était temps encore pour M. de Balzac après la publication de ce roman de s’arrêter dans la voie funeste où il marchait ; mais il ne pouvait pas y avoir de paix entre lui et le siècle qui ne comprenait pas le Livre mystique. M. de Balzac voulut prendre en main le fouet d’Aristophane et infliger à son époque le terrible châtiment de la comédie satirique. On sait quel fut le sort de son premier drame. La chute éclatante de Vautrin marque le commencement d’une nouvelle période dans la vie de M. de Balzac. On connaît cette terrible frénésie qui s’empare du joueur après des échecs successifs ; plus la chance lui devient contraire, plus il s’obstine à vouloir gagner, et à chaque coup qu’il perd, il double sur un nouveau coup la somme qu’il a perdue. Ainsi fit l’auteur de Vautrin. Ce qu’il a sacrifié d’œuvres dans la partie désespérée qu’il se mit alors à jouer contre le public, c’est ce que je sais à peine. Il jetait si vite son enjeu sur le tapis, et cet enjeu disparaissait si vite, qu’il était presque impossible de savoir ce qu’il venait de risquer. Au milieu de tous les romans qui tombèrent de ses mains, il en est un pourtant dont j’ai gardé la mémoire, c’est Un grand Homme de province à Paris. On voit avec regret dans ce livre ce que le génie descriptif a de plus saisissant appliqué à des mœurs qu’on voudrait toujours ignorer. Autrefois on défendait aux jeunes gens les lectures