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ESSAIS D’HISTOIRE LITTÉRAIRE.

champs, les méditations enthousiastes dans le creux des fossés, sous les grands arbres du chemin. Il existe donc une classe d’écrivains, parmi les romanciers, qui, poètes ou moralistes, philosophes ou rêveurs, se ressemblent par la même portée et la même élévation d’intelligence. Qu’ils composent Gargantua, Candide, la Nouvelle Héloïse ou Werther, c’est leur sourire ou leur douleur qu’ils nous transmettent ; c’est d’eux-mêmes, non point de personnages imaginaires, qu’ils ont voulu entretenir le public. Une pensée mélancolique les oppresse, une pensée pétulante et moqueuse leur demande à s’échapper ; s’ils écrivent un roman, c’est qu’ils craignent de ne pas avoir assez d’espace dans les étroites limites d’une satire ou d’une élégie.

Mais à côté de cette première famille de romanciers, à laquelle appartiennent Voltaire, Jean-Jacques et Châteaubriand, à côté de ceux qui animent des êtres fictifs pour en faire les interprètes de leurs jugemens ironiques ou de leurs sentimens exaltés, il existe un groupe d’écrivains dont la destinée est plus humble. Il est des hommes qui, amoureux de la fiction pour elle-même, ne poursuivent pas dans le roman d’autre but que celui d’offrir un délassement aux intelligences. En écrivant, ils se sont oubliés, comme ils désirent que leur lecteur s’oublie à son tour. Ils sont vis-à-vis de leurs personnages comme ces pères qui s’effacent devant leurs enfans et ne désirent plus vivre que de la vie qu’ils leur ont donnée. Qui ne devine les vingt-cinq ans et la chevelure flottante de Goethe en lisant Werther ? Qui devinerait la perruque ronde et les quarante ans de Richardson en lisant les lettres de Clarisse ? L’auteur de Werther et l’auteur de Clarisse représentent les deux races littéraires qui se partagent le domaine du roman. À l’une, la puissance d’ébranler les ames, le privilége si éclatant et si redoutable d’exercer parfois des influences sur un siècle entier ; à l’autre, le don de causer ces émotions délicates et éphémères qui sont nécessaires à la vie journalière du cœur.

Nous nous proposons d’étudier aujourd’hui les écrivains qui, de notre temps, appartiennent à cette seconde classe de romanciers. Jamais il n’y eut pour les conteurs époque plus favorable que la nôtre. Au XVIIe siècle, les femmes s’occupaient des éternelles disputes des jésuites et de Port-Royal. On parlait dans les ruelles d’Arnaud et de Nicole ; moitié par devoir de conscience, moitié par soumission à la mode, elles ne se permettaient de savourer un chapitre de la Clélie qu’après avoir lu quelque réponse de leurs confesseurs au dernier pamphlet de Pascal. Au XVIIIe siècle, il ne s’agissait plus de Jansé-