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CORDOUE ET SÉVILLE.

brise disperse les rimes, et que les promeneurs applaudissent de la rive. La Torre del Oro, espèce de tour octogone à trois étages en recul, crénelée à la moresque, dont le pied baigne dans le Guadalquivir auprès du débarcadère, et qui s’élance dans le bleu de l’air du milieu d’une forêt de mâts et de cordages, termine heureusement la perspective de ce côté. Cette tour, que les savans prétendent être de construction romaine, se reliait autrefois à l’Alcazar par des pans de murailles que l’on a démolis pour faire place à la Christina, et supportait, au temps des Mores, une des extrémités de la chaîne de fer qui barrait le fleuve, et dont l’autre bout allait s’attacher en face à des contreforts de maçonnerie. Le nom de Torre del Oro lui vient, dit-on, de ce qu’on y enfermait l’or apporté d’Amérique par les galions.

Nous allions nous promener là tous les soirs et regarder le soleil se coucher derrière le faubourg de Triana, situé de l’autre côté du fleuve. Un palmier du port le plus noble élevait dans l’air son soleil de feuilles comme pour saluer l’astre à son déclin. J’ai toujours beaucoup aimé les palmiers et n’ai jamais pu en voir un sans me sentir transporté dans un monde poétique et patriarcal, au milieu des féeries de l’Orient et des magnificences de la Bible.

Le soir, comme pour nous ramener au sentiment de la réalité, en regagnant la Calle de la Sierpe, où demeurait don César Bustamente, notre hôte, dont la femme, née à Jérès, avait les plus beaux yeux et les plus longs cheveux du monde, nous étions accostés par des gaillards très bien mis, de la tournure la plus convenable, avec lorgnon et chaîne de montre, qui nous priaient de venir nous reposer et prendre des rafraîchissemens chez des personnes muy finas, muy decentes, qui les avaient chargés de faire leurs invitations. Ces honnêtes gens semblèrent d’abord fort étonnés de nos refus, et, s’imaginant que nous ne les avions pas compris, ils entrèrent dans des détails plus explicites ; puis, voyant qu’ils perdaient leur temps, ils se contentèrent de nous offrir des cigarettes et des Murillo, car il faut vous le dire, l’honneur et aussi la plaie de Séville, c’est Murillo. Vous n’entendez prononcer que ce nom. Le moindre bourgeois, le plus mince abbé, possède au moins trois cents Murillo du meilleur temps : qu’est-ce que cette croûte ? c’est du Murillo genre vaporeux ; et cette autre ? un Murillo genre chaud ; et cette troisième ? un Murillo genre froid. Murillo, comme Raphaël, a trois manières, ce qui fait que toute espèce de tableaux peut lui être attribuée et laisse une ad-