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nière ? Il semble qu’il ne fallait point pour cela grand héroïsme. N’a-t-on pas entendu M. Lenormant, qui a, je m’imagine, quelque goût pour le succès, réhabiliter, en pleine Sorbonne, les héros de la Saint-Barthélemy, et rejeter parmi les inintelligens ceux qui ne professent pas pour la ligue une admiration décidée ? Voilà au moins une opinion nette et qui n’hésite pas à se produire. M. Bernard se garde de ces vives allures, et, comme je l’ai dit, ses jugemens ne font que se trahir à demi et avec embarras, dans l’intervalle des citations et des extraits. Quand il parle cependant des préventions de l’historien De Thou, quand il affirme que l’assemblée des états a été cruellement parodiée par les auteurs de la Ménippée, quand il recommande d’une manière toute spéciale le pamphlet si peu connu, (il l’est, pour le dire en passant, beaucoup plus que ne le croit l’éditeur) que publia le ligueur Cromé, sous le nom du Maheustre et du Manant, quand il définit très injustement le parti des politiques : « ceux qui flottaient entre les opinions extrêmes, » quand il condamne le Béarnais s’appuyant du secours désintéressé d’Élisabeth, tout en trouvant naturel que la ligue use du concours très intéressé de Philippe ii, quand enfin il accuse le parlement de Paris de partialité évidente et de mauvais vouloir contre l’Union, évidemment l’auteur n’est pas dans le camp de Henri IV. Pasquier, à un endroit de ses lettres, distingue trois espèces de ligueurs, les zélés, les espagnolisés, les clos et couverts. M. Bernard paraît être des derniers : c’est une prudence qui se pouvait justifier au XVIe siècle ; mais, à l’heure qu’il est, je ne vois pas pourquoi l’auteur déguise ainsi son penchant sous des formes restrictives. Tant de précaution était inutile. Il faut bien, quand un historien traverse une ère orageuse, qu’il se décide à prendre un drapeau. Si déshéritée en effet que soit une époque, il y a toujours en elle, pour l’honneur de l’humanité, une opinion qui approche davantage du bien et du vrai, un parti plus honorable dont on peut blâmer les fautes, mais dont on doit adopter la cause. La société française, dans la seconde moitié du XVIe siècle, se divise en trois camps, se range sous trois bannières distinctes, les huguenots, les ligueurs, les politiques, c’est-à-dire la révolte, la résistance violente, et enfin la conciliation. Je trouve indispensable d’opter, car il faut bien entrer dans l’esprit, dans les nécessités d’un siècle, quand on a la prétention de juger de près ses affections ou ses haines : autrement il serait trop commode de refaire l’histoire à cette distance, de donner tort à tout le monde et de créer, après coup, en une sphère supérieure, je ne sais quel parti solitaire dont on serait le seul adhérent, et qu’on transporterait opiniâtrement dans le passé. Évidemment l’éditeur des États n’est ni huguenot, ni politique : je laisse à tirer la conséquence, à moins que M. Bernard préfère n’être d’aucune opinion. Cela toutefois est difficile à qui fait profession d’écrire l’histoire. La passion de la vérité est la première et indispensable qualité de l’historien, et jamais l’historien n’hésite à dire, en définitive, ce qu’il pense des hommes et des évènemens. La timidité et le déguisement ne sont pas la même chose que la modération.