Et en disant ces paroles, M. de Lieben sauta dans le bateau, et délia l’amarre avant que le père Leleu, qui n’était plus bien agile, eût pu l’en empêcher ; il se poussa à quelques pas du rivage, et dit :
— Voyez maintenant, ou conduisez-moi, ou je me mets en route tout seul.
Leleu réfléchit un moment, et dit : — Je vous conduirai, jetez-moi l’amarre. Vous êtes plus entêté que moi.
M. de Lieben lui jeta une corde au moyen de laquelle il ramena à terre le bateau sur lequel il monta. — Monsieur, dit-il, vous feriez mieux de ne pas vous obstiner et de revenir à terre.
— Non, non, en route.
— En route donc ! — dit tristement le père Leleu. Il prit les avirons, et commença à ramer du côté où Louis avait disparu dans la brume. Au bout d’un quart d’heure, il dit : — Monsieur, il est encore temps ; vrai, vous feriez mieux de m’ordonner de retourner à la maison.
— Allons donc ! vieux radoteur.
— Allons, dit le père Leleu.
Un quart d’heure après, il dit : — Voilà l’île de M. de Wierstein.
— Ça ?
— Ça.
— Ça n’est pas grand.
— Ça paraît comme ça ; mais, quand vous serez dedans, vous en serez content. Pourtant, monsieur, si vous vouliez, nous pourrions encore retourner.
— Taisez-vous, et abordez.
— Vous le voulez ? dit le père Leleu.
Il aborda. M. de Lieben sauta à terre. Le père Leleu au même instant se poussa loin du rivage et rama sans bruit pour retourner chez lui. M. de Lieben fit quelques pas dans l’île, puis revint à la place où il supposait le bateau, et dit à voix basse : Je vous retrouverai là, père Leleu.
Il se remit en route ; mais il ne tarda pas à reconnaître la vengeance du vieux batelier. Il n’avait pas fait quinze pas à travers les osiers, qu’il retrouva la rivière ; il la prit dans l’autre sens, il fit quinze pas, et trouva encore la rivière.
Il revint en courant à l’endroit où il avait laissé le bateau, il ne le trouva pas. Je me suis peut-être trompé, dit-il, et il fit tout le tour de l’île, appelant le père Leleu d’abord à voix basse, puis élevant la voix jusqu’au cri. Pas de père Leleu !