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ESQUISSES DE MŒURS POLITIQUES.

mon passage par des actions utiles, honoré mon nom, et, s’il est possible, laissé un souvenir dans l’histoire.

LE MINISTRE.

Eh ! le pouvons-nous ? Les vastes pensées nous sont interdites. Pour nous, point d’avenir, pas même un lendemain assuré. Il nous faut chaque jour disputer misérablement une possession toujours contestée.

LE COLLÈGUE.

La lutte éveille les facultés et développe le génie, les forces grandissent dans le combat.

LE MINISTRE.

Est-il une pensée que nous puissions réaliser ? Tout projet est séparé de l’exécution par un intervalle qu’il n’est donné à aucun ministre de franchir.

LE COLLÈGUE.

Les grandes idées frappent le public, et nos assemblées politiques sont aussi le public ; il faut savoir les saisir et les impressionner.

LE MINISTRE.

Mon pauvre collègue, vous êtes bien jeune, et, malgré votre expérience, vous avez encore d’étranges illusions. De grandes idées ! mais en avez-vous d’abord ? permettez-moi de vous le demander. Tous les systèmes ont été inventés, formulés, essayés. Je ne sache pas de théorie, si folle et si étrange qu’elle soit, qui n’ait eu ses prôneurs et ses apôtres. Mais je veux que vous ayez trouvé en politique, en administration, en économie publique, un projet nouveau et important ; gardez-vous de croire que vous le ferez adopter. Les assemblées aiment la routine, toute innovation les effraie, et l’opposition elle-même, que vous connaissez mieux que moi, mais que j’ai observée comme vous, l’opposition déteste le neuf. Toute proposition neuve lui paraît cacher un piége, quand elle est faite par un ministre, et renfermer un inconnu dont on pourrait abuser, quand elle sort de ses rangs. C’est folie de rêver la grandeur et la gloire dans notre temps d’efforts mesquins et de petites passions.

LE COLLÈGUE.

Avec le courage et la persévérance, on détruit les préjugés, on brave les résistances, on force les convictions.

LE MINISTRE.

Les convictions ! des convictions par le temps qui court ! mais ne savez-vous pas, depuis que vous tenez le pouvoir, comment elles se forment et comment elles s’évanouissent. Combien de fois, pour les choses les plus simples et les plus justes, ne vous êtes-vous pas trouvé contraint de ménager, de flatter, de séduire, — vous auriez dit de « corrompre » quand vous étiez dans l’oppo-