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REVUE DES DEUX MONDES.

LE MINISTRE.

Soit. Vivons donc entre nous, comme nous sommes : que nos collègues profitent du bill d’indemnité que vous leur donnez. Du reste, je souffre moins de la médiocrité de quelques-uns que de la suffisance de certains autres. Nous avons en particulier un collègue qui se croit tout permis parce qu’il occupe la tribune avec plus de succès que nous. Qu’il se contente de ses palmes oratoires et qu’il ne vienne pas nous tracasser dans nos ministères. Chacun de nous doit être maître chez soi. Il nous impose des choix déplorables. J’ai songé plus d’une fois à donner ma démission ; mais, je l’avoue, j’ai craint également de briser le cabinet ou d’être pris au mot.

LE COLLÈGUE.

Ah ! comment vous remplacer ?

LE MINISTRE.

Vous dites plus vrai que vous ne croyez. Je ne m’abuse pas sur mon mérite : beaucoup de gens en ont plus que moi ; mais seriez-vous bien sûrs d’en trouver qui consentissent à entrer dans un cabinet déjà ancien… pour un cabinet, et à s’atteler à un char qui a fait peut-être les trois quarts de sa course ?

LE COLLÈGUE.

Vous m’accusiez tout à l’heure de m’inquiéter toujours ; vous voilà bien alarmiste à votre tour.

LE MINISTRE.

Je cherche à me rendre compte de notre situation, sans confiance exagérée, ni inquiétude excessive. Ne nous le dissimulons pas, notre chute ne se fera plus long-temps attendre. Ce n’est pas que nous valions moins que le jour où nous sommes devenus ministres. Nous avons gouverné le pays sans éclat, mais sans aucune faute grave, et ainsi que le comportaient les circonstances et l’état de l’opinion ; nous n’avons ni manqué à nos engagemens, ni trompé les espérances qu’on pouvait mettre en nous. Mais notre tort, et il est grand dans ce pays, c’est d’avoir duré quelque temps. Le changement plaît : on s’ennuie de nos noms, et toutes les ambitions que contient notre présence aspirent à une crise pour se jeter à la curée. J’y suis tout préparé pour mon compte ; le ministère ne m’a pas causé une grande joie ; le roi ayant bien voulu croire que je pourrais le servir utilement, j’ai accepté sans illusions dans le présent, sans espoir pour l’avenir, et je tomberai sans regrets bien vifs.

LE COLLÈGUE.

Pour moi, j’avoue que je ne quitterai pas le pouvoir sans amertume. Je l’ai beaucoup désiré ; j’ai consacré de grands efforts à l’obtenir, il a été le but et le terme de mon ambition. Je ne voudrais pas le perdre avant d’avoir signalé