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ducteur et l’ouvrier ; mais, en revanche, elle reste souvent au-dessous de cette somme. En 1829, la production n’a présenté que 450 millions ; il y a eu réduction de 100 millions de salaires, et perte réelle pour le producteur de plus de 20 millions[1]. » Maintenant, sur ce produit net, que M. Louis Blanc prélève le tiers qu’il destine à la plus-value des salaires ; qu’il prenne 10 millions, 20 millions même, à répartir entre plus de six cent mille associés, et il pourra donner à chacun moins de 10 centimes par jour, en supposant toutefois que cette gratification ne fût pas absorbée par la perte du commerce extérieur et par l’incertitude d’une direction renouvelée électivement. Nous le demandons aux ouvriers eux-mêmes, une telle perspective mériterait-elle qu’on leur fît courir les chances d’un bouleversement fondamental ?

Nous savons très bien que, dans l’opinion de la plupart des novateurs, l’organisation proposée ne doit être qu’un état transitoire, et qu’ils rêvent une société où, par l’abolition de l’héritage et de la propriété individuelle, on arriverait à vivre sur un capital collectif à la disposition de chaque industrie, de sorte que tout individu cumulerait forcément les bénéfices du capitaliste et de l’ouvrier. Dans cette hypothèse, l’appauvrissement de la nation serait inévitable. Il est de nécessité absolue qu’une partie de la rente attribuée au capital soit accumulée par l’épargne, et forme une valeur flottante et disponible pour les cas imprévus. Une société qui consommerait strictement tous ses produits éprouverait fréquemment de ces crises si fatales aux familles nécessiteuses ou imprévoyantes qui n’économisent rien sur leurs revenus. La dépréciation insensible du numéraire suffirait pour amener la détresse. Une communauté riche, au siècle dernier, avec 100,000 livres par an ne serait-elle pas très gênée, si, par suite de la stagnation de son capital, elle n’avait aujourd’hui que 100,000 francs à dépenser ? Le tiers du produit net que M. Louis Blanc propose de prélever pour l’augmentation du capital de chaque industrie ne serait pas l’équivalent d’un fonds de réserve, puisqu’il serait aussitôt engagé et immobilisé. Ce prélèvement ne représente pas autre chose qu’un moyen fraternel pour élargir l’atelier, et l’ouvrir successivement à un plus grand nombre d’ouvriers ; moyen qui nous semble insuffisant, même pour arriver à ce but. Si les ouvriers faisaient des réserves assez larges pour accroître dans une mesure convenable le capital disponible de la nation, leur condition comme salariés ne serait pas beaucoup améliorée ; dans le cas contraire, la répartition et la consommation immédiate

  1. L’Angleterre occupait en 1834, suivant Baines et Mac-Culloch, 720,000 ouvriers, dont le salaire était seulement de 330 millions sur un produit brut de 860 millions de francs. Les fabriques américaines occupaient en 1831, selon Pitkin, 117,000 personnes, qui recevaient seulement 55 millions de salaires sur un produit brut de 138 millions de francs. Si ces chiffres, recueillis par M. Schnitzler, sont exacts, la part faite aux ouvriers cotonniers serait beaucoup plus considérable en France qu’en Angleterre et en Amérique.