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DU SORT DES CLASSES LABORIEUSES.

à élever le produit brut qu’à se réserver un produit net[1]. Le nombre, l’aisance, l’énergie du peuple qui lui est soumis étant la mesure de sa propre puissance, ces résultats constituent pour elle un bénéfice suffisant. Si elle impose de rudes corvées aux travailleurs, c’est rarement dans un intérêt égoïste. Son ambition est de perpétuer par des monumens impérissables, par la profusion des œuvres d’art, l’idée religieuse ou politique dont elle-même est l’incarnation vivante. C’est sous l’influence de l’esprit de caste que l’Inde, que la Chaldée, que l’Égypte ont exécuté tant de constructions merveilleuses, tant de fantaisies gigantesques, objets de notre respectueuse admiration. Même remarque est applicable au moyen-âge chrétien. La caste noble, percevant une grande partie de ses revenus en services, en matériaux et en denrées, valeurs qui ne permettaient pas de thésauriser, les employait à ces édifices qui sont encore l’orgueil de nos villes. « On a calculé, dit M. de Villeneuve-Bargemont, qu’avant la révolution, il existait en France 1,700,000 monumens religieux[2], sans compter les chapelles des familles, et que ces monumens contenaient, par terme moyen, 4,292,500,000 statues et autant de têtes peintes. »

Pourquoi donc les sociétés qui accomplissaient tant de grandes choses ont-elles eu peu de puissance effective ? Comment est venue leur décadence politique ? C’est, à part certaines causes morales, que l’intérêt des castes privilégiées, moins clairvoyant que l’intérêt individuel, a spéculé à faux. Leurs œuvres monumentales, si glorieuses qu’elles fussent, rentraient dans la classe des travaux que les froids économistes déclarent improductifs ; elles ne contribuaient en rien à la conservation du capital national ; les peuples, pas plus que les individus, ne peuvent s’épuiser impunément en dépenses stériles. Il est donc probable que les pays soumis au régime des castes s’appauvrirent, et que leur splendeur ne fut pas autre chose que le luxe indigent de ceux qui se ruinent. Un temps vint sans doute où les classes supérieures essayèrent de se soustraire à la déchéance commune en pressurant les basses classes ; de

  1. Est-il nécessaire d’expliquer ces mots ? Tous nos lecteurs savent que le produit brut est la recette totale d’une opération, et que le produit net est seulement le bénéfice restant après déduction faite des avances de l’entrepreneur. Pour revenir à l’exemple cité, on conçoit qu’une nation produisant beaucoup relativement à sa population, mais consommant tous ses produits, peut être heureuse matériellement, lors même qu’elle s’appauvrit, et qu’au contraire une nation peut éprouver du malaise en s’enrichissant, si le bénéfice est absorbé par des privilégiés. Une phrase de Ricardo expliquera notre pensée : « Il serait tout-à-fait indifférent, a-t-il dit, pour une personne qui, sur un capital de 20,000 francs, ferait par an 2,000 fr. de profit, que son capital employât cent hommes ou mille. » Ricardo est un des théoriciens du produit net.
  2. Un écrivain qui a du poids en matière d’archéologie monumentale, M. Didron, admet cette évaluation, qui résulte, nous a-t-il dit, du dépouillement des statistiques des anciens diocèses.