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étranglés par leurs maris et leurs pères. Comme dans presque toutes les villes prises sur les Chinois, on retirait des puits les cadavres par douzaines. Un officier anglais raconte que le lendemain de la prise de la ville, il vit encore une dizaine de femmes et d’enfans se noyer dans une mare. Le général anglais dit dans son rapport : « Un grand nombre de ceux qui avaient échappé au feu se suicidèrent après avoir tué leurs familles ; on peut dire que la race mantchoue est éteinte dans cette ville. »

La garnison tartare était évaluée à environ 3,000 hommes ; 40 mandarins et près de 1,000 hommes furent tués ou blessés. La perte des Anglais fut plus considérable que de coutume ; elle fut de 169 hommes tués.

Les cadavres étaient abandonnés dans les rues, et la ville devint inhabitable. Les commandans anglais n’y laissèrent qu’une garnison de quinze cents hommes, et se mirent en marche vers Nankin le 3 août ; ils arrivèrent le 5 devant les murs de cette grande ville. Avant de quitter Chin-kiang-fou, ils avaient envoyé le secrétaire du général tartare au vice-roi des deux provinces de Kiang avec des sommations, afin d’épargner, s’il était possible, à la plus riche ville de l’empire, les scènes de pillage, de destruction et de suicides qui avaient désolé et ensanglanté les autres. La ville ne pouvait évidemment pas résister à un assaut, surtout à cause de la trop grande étendue de sa circonférence, qui est de vingt milles. La garnison tartare, renforcée des fugitifs de Chin-kiang-fou, se montait à environ 6,000 hommes ; la force des assaillans était de 4,500 hommes, avec toute la supériorité de l’art et de la discipline. La ville était entourée d’une muraille presque partout inaccessible à l’escalade, et dont la hauteur variait de vingt-huit à soixante-dix pieds ; mais le général anglais pouvait, ainsi qu’il le dit dans son rapport, prendre aisément la place en la menaçant à la fois sur des points éloignés les uns des autres et en empêchant la concentration des forces tartares. Plusieurs jours furent employés dans ces reconnaissances et par l’arrivée successive des troupes ; l’assaut était fixé pour le 13, mais les assiégés envoyèrent un parlementaire, et le 17 août, le général Gough reçut du plénipotentiaire anglais, sir Henry Pottinger, l’invitation de suspendre les hostilités. Le céleste empereur cédait à la fortune.

La prise de Chin-kiang fou avait ouvert les yeux à sa majesté impériale. Maîtres du Grand-Canal, les Anglais étaient, comme nous l’avons déjà dit, maîtres des provinces du nord et de la capitale, qu’ils pouvaient prendre par famine. Cette ligne de navigation, coupée par le Yang-tse-kiang, où elle se jette en arrivant dans les faubourgs de Chin-kiang fou, reprend son cours à un ou deux milles plus haut sur le fleuve. La province de Pet-ché-li, dans laquelle est situé Pékin, n’est pas fertile, et le delta que traverse le canal entre les deux grands fleuves chinois est trop humide pour être productif. Presque immédiatement au-dessus de Pékin commence le grand et stérile plateau de l’Asie centrale. C’est donc du midi que les provinces du nord tirent leurs principaux objets de consommation.