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quelques statuettes en pierre de Naïades ou de Napées, les bras nus,… les cheveux sans tresses,… le visage riant et la contenance telle comme si elles eussent ballé ensemble[1]. Là se rendaient les « garçons et les filles ; ils couronnaient de fleurs les images des Nymphes, non plus par religion, mais par une sorte d’instinct machinal ; la douce mythologie, inséparable de toutes les impressions du plaisir, était encore le langage de l’amour ; les cœurs demeurèrent long-temps sous la protection de cet enfant jeune et beau, qui a des ailes, et pour cette cause prend plaisir à hanter les beautés ; … qui domine sur les élémens, les étoiles, et sur ceux qui sont dieux comme lui. Si le rituel de la théogonie grecque est resté inséparable de toutes les formes de la galanterie, s’il constituait, il y a peu de temps encore, ce qu’on appelle poésie et littérature, si Vénus, Cupidon et les Graces ont été fêtés dans nos chansons, qu’on juge de leur empire sur ceux dont la veille encore ils étaient le culte et la foi. Semailles, moissons, vendanges, tout relevait comme par le passé de Cérès, de Bacchus et de Pomone.

« Dans cette pastorale exquise, toute la population des campagnes romaines ou grecques est fidèlement reproduite. C’est un mélange singulier des fleurs idéales de l’imagination et des hideuses réalités de la vie servile. On y voit le colon, l’esclave, porter un esprit subtil dans un corps robuste, baigné de laborieuses sueurs. L’extrême nonchalance s’allie au travail excessif, une sécurité complète aux périls les plus imminens. Tant que dure la jeunesse et la beauté, l’existence n’est qu’une fête, par la protection souvent coupable d’un maître. Sous le plus doux ciel du monde, le berger joue de la flûte, le long du jour, accoudé sur les rochers et regardant la mer de Sicile. Vienne la vieillesse ou le dégoût du patron ; au loisir succède le labeur, à la flûte l’émondoir, à l’indulgence les ergastules et le fouet. La religion n’est plus une croyance, mais une suite de coutumes puériles et gracieuses, renouvelées à des époques précises. Le christianisme ne prit pas d’emblée ces têtes légères, préoccupées de mille petites divinités riantes et protectrices ; il s’y insinua doucement, comme une clarté sagement ménagée dans des paupières long-temps aveugles et encore débiles.

« En consultant le roman comme peinture de mœurs, on reconnaît dans Daphnis et Chloé des traces sensibles de la période païenne. La passion n’y est pas toujours délicate dans son langage,

  1. Longus, d’Amyot.